Le Docteur Ox. Jules Verne
Читать онлайн книгу.au-dessus de la halle aux cuirs! Elle eût naturellement combattu l'incendie, et cela nous aurait épargné bien des frais de discussion.
—Que voulez-vous, Niklausse, répondit le digne bourgmestre, il n'y a rien d'illogique comme les accidents. Ils n'ont aucun lien entre eux, et l'on ne peut pas, comme on le voudrait, profiter de l'un pour atténuer l'autre.»
Cette fine observation de van Tricasse exigea quelque temps pour être goûtée par son interlocuteur et ami.
«Eh mais? reprit quelques instants plus tard le conseiller Niklausse, nous ne parlons même pas de notre grande affaire!
—Quelle grande affaire? Nous avons donc une grande affaire? demanda le bourgmestre.
—Sans doute. Il s'agit de l'éclairage de la ville.
—Ah! oui, répondit le bourgmestre, si ma mémoire est fidèle, vous voulez parler de l'éclairage du docteur Ox?
—Précisément.
—Eh bien?
—Cela marche, Niklausse, répondit le bourgmestre. On procède déjà à la pose des tuyaux, et l'usine est entièrement achevée.
—Peut-être nous sommes-nous un peu pressés dans cette affaire, dit le conseiller en hochant la tête.
—Peut-être, répondit le bourgmestre, mais notre excuse, c'est que le docteur Ox fait tous les frais de son expérience. Cela ne nous coûtera pas un denier.
—C'est, en effet, notre excuse. Puis, il faut bien marcher avec son siècle. Si l'expérience réussit, Quiquendone sera la première ville des Flandres éclairée au gaz oxy ... Comment appelle-t-on ce gaz-là?
—Le gaz oxy-hydrique.
—Va donc pour le gaz oxy-hydrique.»
En ce moment, la porte s'ouvrit, et Lotchè vint annoncer au bourgmestre que son souper était prêt.
Le conseiller Niklausse se leva pour prendre congé de van Tricasse, que tant de décisions prises et tant d'affaires traitées avaient mis en appétit; puis il fut convenu que l'on assemblerait dans un délai assez éloigné le conseil des notables, afin de décider si l'on prendrait provisoirement une décision sur la question véritablement urgente de la tour d'Audenarde.
Les deux dignes administrateurs se dirigèrent alors vers la porte qui s'ouvrait sur la rue, l'un reconduisant l'autre. Le conseiller, arrivé au dernier palier, alluma une petite lanterne qui devait le guider dans les rues obscures de Quiquendone, que l'éclairage du docteur Ox n'illuminait pas encore. La nuit était noire, on était au mois d'octobre, et un léger brouillard embrumait la ville.
Les préparatifs de départ du conseiller Niklausse demandèrent un bon quart d'heure, car, après avoir allumé sa lanterne, il dut chausser ses gros socques articulés en peau de vache et ganter ses épaisses moufles en peau de mouton; puis il releva le collet fourré de sa redingote, rabattit son feutre sur ses yeux, assura dans sa main son lourd parapluie à bec de corbin, et se disposa à sortir.
Au moment où Lotchè, qui éclairait son maître, allait retirer la barre de la porte, un bruit inattendu éclata au dehors.
Oui! dût la chose paraître invraisemblable, un bruit un véritable bruit, tel que la ville n'en avait certainement pas entendu depuis la prise du donjon par les Espagnols, en 1513, un effroyable bruit éveilla les échos si profondément endormis de la vieille maison van Tricasse. On heurtait cette porte, vierge jusqu'alors de tout attouchement brutal! On frappait à coups redoublés avec un instrument contondant qui devait être un bâton noueux manié par une main robuste! Aux coups se mêlaient des cris, un appel. On entendait distinctement ces mots:
«Monsieur van Tricasse! monsieur le bourgmestre! ouvrez, ouvrez vite!»
Le bourgmestre et le conseiller, absolument ahuris, se regardaient sans mot dire. Ceci passait leur imagination. On eût tiré dans le parloir la vieille couleuvrine du château, qui n'avait pas fonctionné depuis 1385, que les habitants de la maison van Tricasse n'auraient pas été plus «épatés». Qu'on nous passe ce mot, qu'on excuse sa trivialité en faveur de sa justesse.
Cependant, les coups, les cris, les appels redoublaient. Lotchè, reprenant son sang-froid, se hasarda à parler.
«Qui est là? demanda-t-elle.
—C'est moi! moi! moi!
—Qui, vous?
—Le commissaire Passauf!»
Le commissaire Passauf! Celui-là même dont il était question, depuis dix ans, de supprimer la charge. Que se passait-il donc? Les Bourguignons auraient-ils envahi Quiquendone comme au XIVe siècle! Il ne fallait rien moins qu'un événement de cette importance pour émotionner à ce point le commissaire Passauf, qui ne le cédait en rien, pour le calme et le flegme, au bourgmestre lui-même.
Sur un signe de van Tricasse,—car le digne homme n'aurait pu articuler une parole,—la barre fut repoussée et la porte s'ouvrit.
Le commissaire Passauf se précipita dans l'antichambre. On eût dit un ouragan.
«Qu'y a-t-il, monsieur le commissaire? demanda Lotchè, une brave fille qui ne perdait pas la tête dans les circonstances les plus graves.
—Ce qu'il y a! répondit Passauf, dont les gros yeux ronds exprimaient une émotion réelle. Il y a que je viens de la maison du docteur Ox, où il y avait réception, et que là....
—Là? fit le conseiller.
—Là, j'ai été témoin d'une altercation telle que ... monsieur le bourgmestre, on a parlé politique!
—Politique! répéta van Tricasse en hérissant sa perruque.
—Politique! reprit le commissaire Passauf, ce qui ne s'était pas fait depuis cent ans peut-être à Quiquendone. Alors la discussion s'est montée. L'avocat André Schut et le médecin Dominique Custos se sont pris à partie avec une violence qui les amènera peut-être sur le terrain.
—Sur le terrain! s'écria le conseiller. Un duel! Un duel à Quiquendone! Et que se sont donc dit l'avocat Schut et le médecin Custos?
—Ceci textuellement: «Monsieur l'avocat, a dit le médecin à son adversaire, vous allez un peu loin, ce me semble, et vous ne songez pas suffisamment à mesurer vos paroles!»
Le bourgmestre van Tricasse joignit les mains. Le conseiller pâlit et laissa choir sa lanterne. Le commissaire hocha la tête. Une phrase si évidemment provocatrice, prononcée par deux notables du pays!
«Ce médecin Custos, murmura van Tricasse, est décidément un homme dangereux, une tête exaltée! Venez, messieurs!»
Et sur ce, le conseiller Niklausse et le commissaire rentrèrent dans le parloir avec le bourgmestre van Tricasse.
IV
Où le docteur Ox se révèle comme un physiologiste de premier ordre et un audacieux expérimentateur.
Quel est donc ce personnage connu sous le nom bizarre de docteur Ox?
Un original à coup sûr, mais en même temps un savant audacieux, un physiologiste dont les travaux sont connus et appréciés de toute l'Europe savante, un rival heureux des Davy, des Dalton, des Bostock, des Menzies, des Godwin, des Vierordt, de tous ces grands esprits qui ont mis la physiologie au premier rang des sciences modernes.
Le docteur Ox était un homme demi-gros, de taille moyenne, âgé de ... mais nous ne saurions préciser