Lettres d'un voyageur. George Sand
Читать онлайн книгу.Ne rougissons donc pas tant les uns des autres, et ne portons pas hypocritement le fardeau de notre misère. Tous, tant que nous sommes, nous traversons une grande maladie, ou nous allons devenir sa proie si nous ne l'avons déjà été. Il n'y a que les athées qui font du doute un crime et une honte, comme il n'y a que les faux braves qui prétendent n'avoir jamais manqué de force et de cœur. Le doute est le mal de notre âge, comme le choléra. Mais salutaire comme toutes les crises où Dieu pousse l'intelligence humaine, il est le précurseur de la santé morale, de la foi. Le doute est né de l'examen. Il est le fils malade et fiévreux d'une puissante mère, la liberté. Mais ce ne sont pas les oppresseurs qui te guériront. Les oppresseurs sont athées; l'oppression et l'athéisme ne savent que tuer. La liberté prendra elle-même son enfant rachitique dans ses bras; elle l'élèvera vers le ciel, vers la lumière, et il deviendra robuste et croyant comme elle. Il se transformera, il deviendra l'espérance, et, à son tour, il engendrera une fille d'origine et de nature divine, la connaissance, qui engendrera aussi, et ce dernier-né sera la foi.
Quant à moi, pauvre convalescent, qui frappais hier aux portes de la mort, et qui sais bien la cause et les effets de mon mal, je vous les ai dits, je vous les dirai encore. Mon mal est le vôtre, c'est l'examen accompagné d'ignorance. Un peu plus de connaissance nous sauvera. Examinons donc encore, apprenons toujours, arrivons à la connaissance. Quand nous avons nié la vérité (moi tout le premier), nous n'avons fait que proclamer notre aveuglement, et les générations qui nous survivront tireront de notre âge de cécité d'utiles enseignements. Elles diront que nous avons bien fait de nous plaindre, de nous agiter, de remplir l'air de nos cris, d'importuner le ciel de nos questions, et de nous dérober par l'impatience et la colère à ce mal qui tue ceux qui dorment. Au retour de la campagne de Russie, on voyait courir sur les neiges des spectres effarés qui s'efforçaient, en gémissant et en blasphémant, de retrouver le chemin de la patrie. D'autres, qui semblaient calmes et résignés, se couchaient sur la glace et restaient là engourdis par la mort. Malheur aux résignés d'aujourd'hui! Malheur à ceux qui acceptent l'injustice, l'erreur, l'ignorance, le sophisme et le doute avec un visage serein! Ceux-là mourront, ceux-là sont morts déjà, ensevelis dans la glace et dans la neige. Mais ceux qui errent avec des pieds sanglants et qui appellent avec des plaintes amères, retrouveront le chemin de la terre promise, et ils verront luire le soleil.
L'ignorance, le doute, le sophisme, l'injustice, ai-je dit: oui, voilà les écueils au milieu desquels nous tâchons de nous diriger; voilà les malheurs et les dangers dont notre vie est semée. En relisant les Lettres d'un Voyageur, que je n'avais pas eu le courage de revoir et de juger depuis plusieurs années, je ne me suis guère étonné de m'y trouver ignorant, sceptique, sophiste, inconséquent, injuste à chaque ligne. Je n'ai pourtant rien changé à cette œuvre informe, si ce n'est quelques mots impropres et une ou deux pages de lieux communs sans intérêt. Le second volume, en général, a fort peu de valeur, sous quelque point de vue qu'on l'envisage. Le premier, quoique rempli d'erreurs de tout genre encore plus naïves, a une valeur certaine: celle d'avoir été écrit avec une étourderie spontanée pleine de jeunesse et de franchise. S'il tombait entre les mains de gens graves, il les ferait sourire; mais si ces gens graves avaient quelque bonté et quelque sincérité, ils y trouveraient matière à plaindre, à consoler, à encourager et à instruire la jeunesse rêveuse, ardente et aveugle de notre époque. Connaissant davantage, par ma confession, les causes et la nature de nos souffrances, ils y deviendraient plus compatissants, et sauraient que ce n'est ni avec des railleries amères ni avec des anathèmes pédants qu'on peut la guérir, mais avec des enseignements vrais et le sentiment profond de la charité humaine.
LETTRES D'UN VOYAGEUR
I
Venise, 1er mai 1834
J'étais arrivé à Bassano à neuf heures du soir, par un temps froid et humide. Je m'étais couché, triste et fatigué, après avoir donné silencieusement une poignée de main à mon compagnon de voyage. Je m'éveillai au lever du soleil, et je vis de ma fenêtre s'élever, dans le bleu vif de l'air, les créneaux enveloppés de lierre de l'antique forteresse qui domine la vallée. Je sortis aussitôt pour en faire le tour et pour m'assurer de la beauté du temps.
Je n'eus pas fait cent pas que je trouvai le docteur assis sur une pierre, et fumant une pipe de caroubier de sept pieds de long qu'il venait de payer huit sous à un paysan. Il était si joyeux de son emplette, et tellement perdu dans les nuées de son tabac, qu'il eut bien de la peine à m'apercevoir. Quand il eut chassé de sa bouche le dernier tourbillon de fumée qu'il put arracher à ce qu'il appelait sa pipetta, il me proposa d'aller déjeuner à une boutique de café sur les fossés de la citadelle, en attendant que le voiturin qui devait nous ramener à Venise eût fini de se préparer au voyage. J'y consentis.
Je te recommande, si tu dois revenir par ici, le café des Fossés, à Bassano, comme une des meilleures fortunes qui puissent tomber à un voyageur ennuyé des chefs-d'œuvre classiques de l'Italie. Tu le souviens que, quand nous partîmes de France, tu n'étais avide, disais-tu, que de marbres taillés. Tu m'appelais sauvage quand je te répondais que je laisserais tous les palais du monde pour aller voir une belle montagne de marbre brut dans les Apennins ou dans les Alpes. Tu te souviens aussi qu'au bout de peu de jours tu fus rassasié de statues, de fresques, d'églises et de galeries. Le plus doux souvenir qui te resta dans la mémoire fut celui d'une eau limpide et froide où tu lavas ton front chaud et fatigué dans un jardin de Gênes. C'est que les créations de l'art parlent à l'esprit seul, et que le spectacle de la nature parle à toutes les facultés. Il nous pénètre par tous les pores comme par toutes les idées. Au sentiment tout intellectuel de l'admiration, l'aspect des campagnes ajoute le plaisir sensuel. La fraîcheur des eaux, les parfums des plantes, les harmonies du vent circulent dans le sang et dans les nerfs, en même temps que l'éclat des couleurs et la beauté des formes s'insinuent dans l'imagination. Ce sentiment de plaisir et de bien-être est appréciable à toutes les organisations, même aux plus grossières: les animaux l'éprouvent jusqu'à un certain point. Mais il ne procure aux organisations élevées qu'un plaisir de transition, un repos agréable après des fonctions plus énergiques de la pensée. Aux esprits vastes il faut le monde entier, l'œuvre de Dieu et les œuvres de l'homme. La fontaine d'eau pure t'invite et te charme; mais tu n'y peux dormir qu'un instant. Il faudra que tu épuises Michel-Ange et Raphaël avant de t'arrêter de nouveau sur le bord du chemin; et quand tu auras lavé la poussière du voyage dans l'eau de la source, tu repartiras en disant: «Voyons ce qu'il y a encore sous le soleil.»
Aux esprits médiocres et paresseux comme le mien, le revers d'un fossé suffirait pour dormir toute une vie, s'il était permis de faire en dormant ou en rêvant ce dur et aride voyage. Mais encore faudrait-il que ce fossé fût dans le genre de celui de Bassano, c'est-à-dire qu'il fût élevé de cent pieds au-dessus d'une vallée délicieuse, et qu'on pût y déjeuner tous les matins sur un tapis de gazon semé de primevères, avec du café excellent, du beurre des montagnes et du pain anisé.
C'est à un pareil déjeuner que je t'invite quand tu auras le temps d'aimer le repos. Dans ce temps-là tu sauras tout; la vie n'aura plus de secrets pour toi. Tes cheveux commenceront à grisonner, les miens auront achevé de blanchir; mais la vallée de Bassano sera toujours aussi belle, la neige des Alpes aussi pure; et notre amitié?...—J'espère en ton cœur, et je réponds du mien.
La campagne n'était pas encore dans toute sa splendeur, les prés étaient d'un vert languissant tirant sur le jaune, et les feuilles ne faisaient encore que bourgeonner aux arbres. Mais les amandiers et les pêchers en fleurs entremêlaient çà et là leurs guirlandes roses et blanches aux sombres masses des cyprès. Au milieu de ce jardin immense, la Brenta coulait rapide et silencieuse sur un lit de sable, entre ces deux larges rives de cailloux et de débris de roches qu'elle arrache du sein des Alpes, et dont elle sillonne les plaines dans ses jours de colère. Un demi-cercle