Le corsaire rouge. James Fenimore Cooper

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Le corsaire rouge - James Fenimore Cooper


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manière à menacer d’anéantir tout ce qui tenterait de leur résister. A mesure cependant que les clameurs générales se calmèrent un peu, la voix des deux champions commença à se faire entendre; et, comme s’ils ne demandaient pas mieux l’un et l’autre que de confier le soin de leur défense à la vigueur de leurs poumons, ils quittèrent graduellement leur attitude hostile, et se préparèrent à faire assaut d’éloquence.

      –Vous êtes un fameux marin, camarade, dit Nightingale en reprenant sa place, et si des paroles étaient des actions, point de doute que vous ne fissiez parler un vaisseau. Mais moi qui ai vu des flottes composées de vaisseaux à deux et trois ponts, et cela de toutes les nations, excepté peut-être de vos Mohawks, dont je dois avouer que je n’ai jamais rencontré les croiseurs;–moi qui ai vu des flottes de toute espèce rester en panne, aussi tranquilles que des mouettes, avec les huniers cargués, je sais, je crois, comment on doit s’y prendre en pareil cas.

      –Et moi, je dis qu’on ne doit pas faire usage des voiles d’arrière, repartit Dick. Employez les voiles d’étai, si cela vous fait plaisir, il ne peut en arriver mal; mais jamais un bon marin ne recevra une bouffée de vent entre son grand mât et ses haubans d’avant, s’il entend quelque chose à son affaire; mais les paroles sont comme le tonnerre, qui fait beaucoup de bruit là-haut, sans descendre le long de l’espar, du moins que j’aie encore vu; ainsi donc prenons pour juge quelqu’un qui ait été sur mer, et qui ne soit pas sans connaître la manœuvre.

      –Si le plus ancien amiral de la flotte de Sa Majesté était ici, il ne serait pas long à dire qui a tort et qui a raison. Écoutez, camarades: s’il en est un parmi vous qui ait eu l’avantage d’une éducation sur mer, qu’il parle, afin que la vérité de cet incident ne reste pas cachée, comme un épissoir serré entre la poulie d’un bras et une vergue noircie

      –Parbleu! voici l’homme s’écria Fid; et, étendant le bras, il saisit Scipion par le collet, et le tira sans cérémonie au milieu du cercle qui s’était formé autour des deux antagonistes. C’est un gaillard qui a fait un voyage de plus que moi d’ici en Afrique, par la raison qu’il y est né.–Voyons, Moricaud, sous quelle voile mettriez-vous en panne, sur les côtes de votre pays natal, si vous craigniez d’essuyer un grain?

      –Moi pas mettre en panne du tout, dit le negre; moi faire vaisseau s’enfuir vite, vite, devant le vent.

      –Sans doute; mais pour être prêt en cas de bourrasque, assujettiriez-vous la grande voile, ou la laisseriez-vous un peu hors de la ligne du vent sous une voile d’avant?

      –Le moindre mousse savoir cela, répondit Scipion en grommêlant, car cet interrogatoire commençait à le lasser. Si vous vouloir dériver, comment vous pouvoir sous la grande voile? Vous répondre à cela, monsieur Dick.

      –Messieurs, dit Nightingale en regardant autour de lui avec beaucoup de gravité, je le demande à Vos Honneurs, est-il convenable de nous amener ce nègre d’une façon aussi hétérogène, pour qu’il vienne dire son avis à la barbe d’un blanc?

      Cet appel à la dignité blessée de l’assemblée produisit son effet, et il s’éleva un murmure général. Scipion, que rien n’eût fait démordre de son opinion, et qui l’eût soutenue à sa manière contre quiconque eût entrepris de la combattre, n’eut pas le courage de résister à ces démonstrations évidentes qu’on le trouvait de trop dans la salle. Sans dire un seul mot pour sa défense, il croisa les bras et sortit du cabaret avec la soumission et la douceur d’un être trop longtemps élevé dans l’humilité pour faire résistance. Fid, qui se trouvait ainsi inopinément privé de son défenseur, fit de grands cris pour le rappeler, et s’épuisa en efforts pour le faire revenir; mais, voyant qu’il n’y pouvait réussir, il remplit sa bouche de tabac à mâcher, et suivit l’Africain tout en jurant, les yeux attachés sur son adversaire, que, suivant lui, le moricaud, si on l’écorchait comme il faut, se trouverait encore être le plus blanc des deux.

      Le triomphe du contre-maître fut alors complet; il ne s’épargna nullement les félicitations.

      –Messieurs, dit-il en s’adressant avec un air d’importance encore plus grande à l’auditoire singulièrement composé qui l’entourait, vous voyez que la raison est comme un vaisseau qui fend l’eau en droiture avec des bonnettes des deux côtés, et qui ne s’amuse pas à louvoyer. Je déteste, entendez-vous bien, je déteste de me faire valoir, et je ne sais pas quel est le camarade qui vient de prendre chasse; mais ce que je sais, c’est qu’on ne trouvera pas entre Boston et les Indes occidentales un homme qui s’entende mieux que moi à faire marcher un vaisseau ou à mettre en panne, pourvu que je…

      Nightingale s’arrêta tout court comme s’il avait perdu tout à coup la parole, et ses yeux restèrent attachés, comme par une sorte d’enchantement, sur le regard perçant de l’étranger en vert, qui était alors venu se mêler à la foule qui l’entourait.

      –Peut-être, dit enfin le contre-maître, oubliant la phrase qu’il avait commencée, à la vue inattendue d’un homme dont le regard, fixé sur lui, était si imposant, peut-être ce Monsieur a-t-il quelque connaissance de la mer, et il pourrait décider le point en question.–

      –Nous n’étudions pas la tactique navale dans les universités, répondit l’étranger d’un ton dégagé; mais j’avouerai que, d’après le peu que j’ai entendu, je serais assez pour fuir vite, vite, devant le vent.

      Il prononça ces mots avec une emphase qui pouvait faire douter s il n’avait pas l’intention de jouer sur le mot; d’autant plus qu’il jeta sur la table ce qu’il devait, et qu’il laissa aussitôt le champ libre à Nightingale. Celui-ci, après une courte pause, reprit son récit; mais, soit lassitude, soit toute autre cause, il était facile d’observer que son ton n’était pas aussi péremptoire qu’auparavant, et que le narrateur coupait court. Après avoir achevé tant bien que mal son histoire et son grog, il se traîna jusqu’au rivage, où une barque vint le conduire à bord du vaisseau qui pendant tout ce temps n’avait pas cessé d’être l’objet de l’attention toute particulière de l’honnête Homespun.

      Cependant l’étranger en vert avait poursuivi son chemin le long de la grande rue de la ville. Fid avait donné la chasse au nègre déconcerté, et grommelait tout en marchant, se permettant plus d’une remarque peu polie sur les connaissances et les prétentions du contre-maître. Il le rejoignit bientôt, et son humeur se tourna alors contre le pauvre Scipion, qu’il accabla libéralement d’injures pour l’avoir abandonné au moment où ils ne pouvaient manquer de couler bas leur adversaire.

      Amusé sans doute par les bizarreries de caractère de ces deux êtres singuliers, ou peut-être entraîné lui-même par son humeur capricieuse, l’étranger suivit leurs pas. Après s’être éloignés du bord de l’eau, ils montèrent une colline; et dans ce moment l’avocat, pour lui conserver le nom qu’il s’était donné lui-même, manqua de les perdre de vue, d’autant plus que dans cet endroit la rue, ou plutôt la route, tournait, car ils avaient alors passé même les petits faubourgs de la route. Il doubla le pas, et il eut la satisfaction d’apercevoir les deux amis assis sous une haie, quelques minutes après qu’il avait craint d’avoir perdu leurs traces. Ils faisaient un repas frugal avec les provisions contenues dans un petit sac que le blanc avait apporté sous son bras, et qu’il partageait généreusement avec son compagnon, qui s’était assis assez près de lui pour annoncer que la paix était entièrement rétablie entre eux, quoique cependant encore un peu en arrière, par déférence pour la couleur privilégiée. L’avocat s’approcha d’eux.

      –Si vous puisez librement dans le sac, mes amis, leur dit-il, votre troisième compagnon pourra bien se coucher à jeun.

      –Qui hèle? s’écria Dick en levant la tête de dessus son os avec une expression assez semblable à celle d’un gros dogue lorsqu’on le dérange dans un moment aussi important.

      –Je voulais seulement vous rappeler que vous avez un autre convive, reprit cavalièrement l’étranger.

      –Voulez-vous un


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