Le corsaire rouge. James Fenimore Cooper

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Le corsaire rouge - James Fenimore Cooper


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hauteurs étaient encore couronnées de bois aussi vieux que le monde; ses petites vallées étaient couvertes de la verdure animée du nord, et ses maisons de campagne sans prétention, mais propres et commodes, étaient ombragées de bosquets et parées de riches tapis de fleurs. La beauté et la fertilité de ces lieux leurs valurent un nom qui probablement avait beaucoup plus d’expression qu’on ne le croyait dans ces premiers temps. Les habitants du pays appelèrent leurs possessions le Jardin de l’Amérique, et leurs hôtes venus des plaines brûlantes du sud ne se refusèrent point à confirmer un titre si brillant. Le surnom s’est même transmis jusqu’à nos jours, et il n’a été entièrement abandonné que lorsque les voyageurs furent à même de contempler ces milliers de vastes et délicieuses vallées qui, il y a cinquante ans, étaient ensevelies dans les épaisses profondeurs des forêts.

      La date que nous venons de nommer était l’époque d’une crise du plus haut intérêt pour les possessions britanniques sur ce continent. Une guerre de sang et de vengeance, qui avait commencé par des défaites et des désastres, allait se terminer par le triomphe. La France était privée de la dernière de ses possessions maritimes, tandis que l’immense contrée qui s’étend entre la baie d’Hudson et le territoire espagnol se soumettait au pouvoir de l’Angleterre. Les habitants des colonies avaient largement contribué au succès de la mère-patrie. Les pertes et les affronts que leur avaient fait souffrir les insolents préjugés des commandants européens commençaient à s’oublier dans l’ivresse du succès. Les fautes de Braddock, l’indolence de Loudon et l’incapacité d’Abercrombie avaient été réparées par la vigueur d’Amherst et par le génie de Wolfe. Dans toutes les parties du globe les armes anglaises étaient triomphantes. Les fidèles colons étaient les plus ardents dans leur enthousiasme et les premiers à faire éclater leur joie, semblant ne pas faire attention à la faible part de gloire qu’un peuple puissant cède, et ne cède encore qu’avec répugnance, à ceux qui dépendent de lui, comme si l’amour de la gloire, de même que l’avarice, augmentait à mesure qu’on a plus de moyens de le satisfaire.

      Le système d’oppression et de tyrannie qui hâta une séparation tôt ou tard inévitable n’avait pas encore été mis en pratique. La mère-patrie, à défaut de justice, montrait au moins de la complaisance. Comme toutes les anciennes et puissantes nations, elle s’abandonnnait au plaisir flatteur, mais dangereux, de s’admirer elle-même. Les qualités et les services d’une race qui était regardée comme inférieure furent cependant bientôt oubliés, ou, si elle s’en souvint, ce fut. pour les blâmer en les présentant sous un faux jour. Le mécontentement produit par les discordes civiles envenima le mal, et il en résulta des injustices plus frappantes, comme s’il régnait un esprit de vertige. Des hommes qui, d’après leur expérience, auraient dû être mieux au fait, ne rougirent point de manifester jusque dans l’assemblée suprême de la nation l’ignorance complète où ils étaient du caractère d’un peuple avec lequel ils avaient mêlé leur sang. L’amour-propre donna du crédit à ces opinions insensées. Ce fut sous l’influence de cette fatale présomption qu’on entendit des vétérans dégrader leur noble profession par des forfanteries que l’on n’eût pas tolérées dans la bouche d’un officier de salon; ce fut sous cette même influence que Burgoyne fit dans la chambre des communes cette mémorable promesse de marcher de Québec à Boston avec une force qu’il jugea à propos de nommer; promesse qu’il accomplit ensuite en traversant ce même territoire avec un nombre double de compagnons de captivité; ce fut enfin sous cette fatale influence que, depuis, l’Angleterre sacrifia follement cent mille hommes et prodigua cent millions de trésors.

      L’histoire de cette mémorable lutte est connue de tout Américain. Heureux de savoir que son pays a triomphé, il se contente d’en laisser le glorieux résultat prendre sa place dans les pages de l’histoire. Il voit que l’empire de sa patrie s’appuie sur des bases larges et naturelles, qui n’ont pas besoin de l’appui des plumes vénales; et heureusement pour la paix de sa conscience autant que pour la dignité de son caractère, il sent que la prospérité de la république ne doit pas être achetée au prix de la dégradation des nations voisines.

      Notre sujet nous ramène à la période de calme qui précéda l’orage de la révolution. Dans les premiers jours du mois d’octobre1759, Newport, comme toutes les autres villes de l’Amérique, était livrée tout à la fois à la joie et à la tristesse. Les habitants pleuraient la mort de Wolfe et triomphaient de sa victoire. Quélec, la clef du Canada et la dernière place de quelque importance qu’occupait un peuple qu’ils avaient été élevés à regarder comme leur ennemi naturel, venait de changer demaîtres. Cette fidélité à la couronne d’Angleterre, qui s’imposa tant de sacrifices jusqu’à l’extinction de cet étrange principe, était alors dans sa plus grande ferveur, et probablement on n’aurait pas trouvé un seul colon qui n’associât, jusqu’à un certain point, son propre honneur à la gloire imaginaire du chef de la maison de Brunswick.

      Le jour où commence l’action de notre histoire avait été spécialement destiné à manifester la part que prenait le peuple de la ville et des environs au succès des armes royales. Il avait été annoncé, comme mille jours l’ont été depuis, par le son des cloches et par des salves d’artillerie, et la population s’était de bonne heure répandue dans les rues de la ville, avec cette intention bien prononcée de s’amuser, qui, ordinairement rend si insipide un plaisir concerté d’avance. L’orateur du jour avait déployé son éloquence dans une espèce de monodie prosaïque en l’honneur d’un héros mort, et il avait suffisamment fait preuve de dévouement à la couronne en déposant humblement au pied du trône non-seulement la gloire de ce sacrifice, mais encore toute celle que s’étaient acquise tant de milliers de ses braves compagnons.

      Satisfaits d’avoir ainsi manifesté leur fidélité, les habitants commençaient à reprendre le chemin de leurs maisons, en voyant le soleil se retirer vers ces immenses contrées où s’étendait alors un désert sans bornes et inconnu, mais que fécondent aujourd’hui les produits et les jouissances de la vie civilisée. Les paysans des environs, et même du continent voisin, se dirigeaient vers leurs demeures éloignées avec cette prévoyance économe qui distingue encore les habitants du pays, même dans le moment où ils paraissaient se livrer aux plaisirs avec le plus d’abandon, de crainte que le soir qui approchait ne les entraînât dans des dépenses qui n’étaient pas regardées comme indispensables pour exprimer les sentiments du jour. En un mot, l’heure des excès était passée, et chacun retournait au simple cours de ses occupations ordinaires, avec un empressement et une discrétion qui prouvaient qu’il n’oubliait pas totalement le temps qu’il avait perdu à manifester des sentiments qu’il paraissait déjà presque disposé à regarder comme étant un peu de surérogation.

      Le bruit du marteau, de la hache et de la scie recommençait dans la ville. Les fenêtres de plus d’une boutique étaient à demi ouvertes, comme si le propriétaire avait fait une sorte de compromis entre ses intérêts et sa conscience; on pouvait voir les maîtres des trois seules auberges de la ville assis devant leurs portes, regardant les paysans qui se retiraient, d’un air qui annonçait évidemment. qu’ils cherchaient des pratiques au milieu d’un peuple qui a toujours été plus disposé à vendre qu’à acheter. Quelques matelots bruyants et désœuvrés, attachés aux vaisseaux du port, et un petit nombre d’habitués des cabarets, furent cependant l’unique conquête que purent faire tous leurs gestes d’amitié, toutes leurs questions sur la santé des femmes et des enfants, et même les invitations, quelquefois directes, faites aux passants de venir boire et se reposer.

      Les soins de ce monde, auxquels venait se mêler la pensée constante, mais quelquefois un peu détournée, de l’avenir, étaient ce qui occupait le plus et ce qui formait le trait distinctif du peuple qui habitait alors ce qu’on appelait les provinces de la Nouvelle-Angleterre. La grande affaire du jour n’était cependant pas oubliée, quoique l’on crût inutile d’en discuter les détails dans l’oisiveté ou le verre à la main. Les voyageurs, le long des différentes routes qui conduisaient dans l’intérieur de l’île, se formaient en petits groupes, où les résultats politiques du grand événement national qu’ils venaient de célébrer, et la manière dont ils avaient été


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