Le corsaire rouge. James Fenimore Cooper
Читать онлайн книгу.des pistolets, des sabres, des demi-piques, étaient attachés aux carlingues, ou disposés le long des portes en telle quantité, qu’il était évident qu’ils n’avaient pas été mis là simplement pour la parade. En un mot, aux yeux d’un marin, tout révélait un état de choses dans lequel les chefs sentaient que pour être à l’abri de la violence et de l’insubordination de leurs inférieurs, il fallait qu’ils joignissent à l’influence de l’autorité les moyens efficaces de la faire respecter, et que par conséquent ils ne devaient négliger aucune des précautions qui pouvaient compenser efficacement l’inégalité du nombre.
Dans la principale des cabines du bas, le Corsaire trouva son nouveau lieutenant, qui semblait occupé à étudier les réglements du service dans lequel il venait de s’embarquer. Approchant du coin où le jeune aventurier s’était assis, il lui dit d’un ton de franchise, de confiance et même d’amitié:
–J’espère que nos lois vous paraissent assez sévères, monsieur Wilder?
–Assez sévères1Certes, ce n’est pas la sévérité qui leur manque, répondit le lieutenant en se levant pour saluer son chef. S’il est toujours facile de les faire respecter, tout est pour le mieux. Je n’ai jamais vu de réglements aussi rigides, même dans.
–Même dans quoi, Monsieur? demanda le Corsaire, s’apercevant que son compagnon hésitait.
–J’allais dire même dans la marine royale, reprit Wilder en rougissant un peu. Je ne sais si c’est un défaut ou bien une recommandation d’avoir servi à bord d’un vaisseau du roi.
–C’est une recommandation; du moins ce doit en être une à mes yeux, puisque j’ai fait mon apprentissage au même service.
–Sur quel vaisseau? demanda vivement Wilder.
–Sur plusieurs, répondit froidement le Corsaire. Mais, à propos de réglements rigides, vous vous apercevrez bientôt que, dans un service où il n’y a pas de cours de justice à terre pour nous protéger ni de croiseurs amis qui puissent s’entendre pour s’aider réciproquement, il est nécessaire que le commandant soit investi d’une assez grande part de pouvoir. Vous trouvez mon autorité passablement étendue?
–Mais oui, assez illimitée, dit Wilder avec un sourire qui pouvait passer pour ironique.
–J’espère que vous n’aurez pas occasion de dire qu’elle s’exerce arbitrairement, répondit le Corsaire, sans remarquer, ou peut-être sans paraître remarquer l’expression de la figure de son compagnon. Mais l’heure de vous retirer est venue, et vous pouvez partir.
Le jeune homme le remercia en inclinant légèrement la tête, et tous deux remontèrent dans la cabine du capitaine. Celui-ci lui exprima ses regrets de ce que l’heure avancée et la crainte de trahir l’incognito de son bâtiment ne lui permettaient pas de l’envoyer à terre de la manière qui convenait à un officier de son rang.
–Maisis ajouta-t-il, l’esquif sur lequel vous êtes venu est encore là, et les deux matelots qui vous ont amené vous auront bientôt reconduit à l’endroit où vous vous êtes embarqué. A propos, ces deux hommes sont-ils compris dans notre arrangement?
–Ils ne m’ont jamais quitté depuis mon enfance, et je suis sûr qu’il leur en coûterait de se séparer de moi à présent.
–C’est un singulier lien que celui qui unit deux êtres si bizarrement constitués à un homme qui diffère d’eux si complétement sous le rapport de l’éducation et des manières, reprit le Corsaire en’ fixant un œil pénétrant sur son compagnon, et en le baissant du moment qu’il put craindre de faire remarquer l’intérêt qu’il prenait à la réponse.
–Il est vrai, dit Wilder avec calme; mais, comme nous sommes tous marins, la différence n’est pas aussi grande qu’on pourrait le croire au premier moment. Je vais maintenant aller les rejoindre, et je leur dirai qu’à l’avenir ils serviront sous vos ordres.
Le Corsaire le suivit de loin et sans être vu, sur le tillac, d’un air aussi tranquille que s’il ne sortait de sa cabine que pour respirer librement l’air du soir.
Le temps n’était pas changé; il était doux, mais obscur; le même silence régnait toujours sur les ponts, et, au milieu de tous les sombres objets qui s’élevaient de tous côtés, et que Wilder reconnaissait sur la place qu’ils occupaient, il ne distingua qu’une seule figure humaine. C’était un homme qui l’avait reçu à son arrivée, et qui se promenait encore sur le tillac, enveloppé, comme la première fois, dans un grand manteau. Le jeune aventurier adressa la parole à ce personnage, pour lui annoncer son intention de quitter momentanément le vaisseau. Il fut écouté avec un respect qui le convainquit que son nouveau grade était déjà connu, quoique ce grade ne pût faire oublier l’autorité supérieure du Corsaire.
–Vous savez, Monsieur, que personne, de quelque rang qu’il soit, ne peut quitter le vaisseau à cette heure sans un ordre du capitaine, fut la réponse civile, mais ferme, qui lui fut faite.
–Je le présume; mais j’ai reçu cette permission, et je vous la transmets. Je me rendrai à terre dans ma barque.
L’autre, apercevant quelqu’un qui était à portée de la voix, et qu’il savait bien être le commandant, attendit un instant pour s’assurer si ce qu’il entendait était vrai. Voyant qu’aucune objection n’était faite, qu’aucun signe ne lui était adressé, il se contenta de montrer l’endroit où était l’esquif.
–Mes hommes l’ont quitté! s’écria Wilder en reculant de surprise au moment où il allait descendre du vaisseau. Les drôles se sont-ils enfuis?
–Non, Monsieur, il ne se sont pas enfuis, et ce ne sont pas des drôles; ils sont dans ce vaisseau, et il faut qu’ils se retrouvent.
L’autre attendit encore, pour voir l’effet que produiraient ces mots, prononcés d’un ton impérieux, sur l’individu qui était toujours sur le tillac, à l’ombre d’un mât. A la fin, n’entendant rien répondre, il sentit la nécessité d’obéir. Après avoir dit qu’il allait chercher après eux, il se dirigea vers l’avant du vaisseau, laissant Wilder seul, à ce que celui-ci croyait, en possession du tillac; mais il fut bientôt détrompé. Le Corsaire, s’avançant d’un air libre de son côté, lui fit remarquer l’état de son vaisseau, pour faire diversion aux pensées de son nouveau lieutenant, qui, comme il le voyait à la manière précipitée dont il arpentait le vaisseau, commençait à se livrer à des réflexions désagréables.
–Voilà un charmant navire! monsieur Wilder, dit-il, facile à manœuvrer et vif en pleine mer. Je l’appelle le Dauphin, à cause de la manière dont il fend l’eau, et peut-être aussi, direz-vous, parce qu’il déploie autant de couleurs que ce poisson. D’ailleurs, il faut bien lui donner un nom, et je déteste vos sobriquets sanguinaires, vos Crache-Feu et vos Meurtriers.
–Vous êtes heureux d’avoir un pareil bâtiment. A-t-il été construit par votre ordre?
–Il est peu de vaisseaux au-dessous de six cents tonneaux, lancés de ces colonies, qui n’aient été construits pour servir à mes fins, reprit le Corsaire en souriant, comme s’il voulait ranimer son compagnon en étalant sous ses yeux la mine inépuisable de richesses qu’il venait de s’ouvrir en se rangeant sous son pavillon. Ce vaisseau a été construit, dans le principe, pour Sa Majesté très-Fidèle, et il était destiné, je crois, en présent aux Algériens, ou bien peut-être à les combattre; mais… mais il a changé de maître, comme vous voyez, et sa fortune a subi quelque altération: comment ou pourquoi? c’est une misère dont nous ne nous troublerons pas l’esprit dans ce moment. Il a pris port, et, grâce à quelques améliorations que j’y ai fait faire, il est disposé à merveille pour la course.
–Vous vous hasardez donc quelquefois en dedans des ports?
–Lorsque vous aurez quelque loisir, mon journal secret pourra vous intéresser, répondit le Corsaire