La Louve. Paul Feval
Читать онлайн книгу.Métayers et ménagères firent la haie, tandis que les jeunes filles, rouges d’émotion, se rangeaient au bas de l’escalier avec leurs gros bouquets d’aubépine. Ce vieillard à barbe blanche, c’était Rohan, qui venait voir ce que lui voulaient ses vassaux.
III
LE CIERGE DE LA SAINT-JEAN
On disait en manière de proverbe, aux États de Bretagne: «Hardi comme Cheffontaines, fier comme Rieux, beau comme Rohan.»
Gui III, comte de Rohan-Polduc, avait alors plus de soixante ans; bien des malheurs avaient traversé sa longue vie; mais il portait merveilleusement sa vieillesse, et, sans la barbe blanche qui bouclait sur sa poitrine, vous l’eussiez pris pour un homme dans la force de l’âge.
Il était de haute taille et sa figure avait cette régularité parfaite qui était comme un privilége de sa race; le costume de chasse qu’il avait revêtu ce matin faisait ressortir le mâle dessin de ses membres. A Rennes, ni à Nantes, pas un tueur de loups n’eût porté mieux que lui la jaquette tailladée, la culotte de cuir et les bottes fortes armées d’éperons d’acier.
Encore, pour l’admirer à son avantage, fallait-il le voir à cheval. A Nantes, à Rennes, voire à la cour de Paris, cette huitième merveille du monde, vous eussiez cherché en vain un cavalier de sa valeur.
Il descendit les degrés lentement et d’un air pensif. Il avait, au lieu d’épée, un coutelas dans sa gaîne et tenait son fouet à la main; son visage semblait pâli entre les boucles de ses longs cheveux blancs et les touffes neigeuses de sa barbe; il n’avait point encore levé les yeux. Dans la salle, on n’entendait plus que le bruit des respirations contenues.
Sur l’avant-dernière marche, Rohan s’arrêta et son regard parcourut la foule, respectueusement inclinée.
–Bonjour, bonnes gens, dit-il; j’ai entendu que vous m’appeliez, et me voilà; que me voulez-vous?
La foule s’agita au lieu de répondre; personne n’osait plus.
–Eh bien1reprit Rohan avec un sourire triste, est-ce que je vous fais peur?
–Ils savent bien qu’ils sont dans leur tort, dit de loin Alain Polduc, qui était debout et découvert au-devant de sa table.
Yaumy, le joli sabotier, avait réussi à se glisser derrière lui, et lui parlait depuis un instant déjà.
–Grâce! grâce! firent quelques voix timides.
Les fillettes agitèrent leurs bouquets, dont l’amer et doux parfum emplissait la salle; les ménagères étendirent leurs mains suppliantes et répétèrent: «Grâce! grâce!» tandis que les hommes restaient immobiles et tête baissée au second plan.
–Comme notre monsieur est pâle1murmura le vieux Jouachin à l’oreille de dame Michon, sa commère. Je ne lui ai jamais vu cette flamme sombre dans le regard.
–Cet homme-là était auprès de son lit à son réveil, répliqua la bonne femme en tournant la tête à demi vers maître Alain Polduc.
Elle sortit des rangs et vint mettre le pied sur la première marche, se tenant ainsi debout et la tête haute, en face du vieux seigneur.
–Grâce! répéta-t-elle avec dédain. Pourquoi grâce? demandez justice, et Rohan vous écoutera. Il n’y a que moi pour savoir parler à mon maître. Rohan! veux-tu que tes vassaux aillent demander l’aumône de porte en porte? le veux-tu?
Le comte fronça le sourcil.
–Cette femme est folle! s’écria maître Alain.
–Veux-tu qu’on dise partout, continua dame Michon, que Rohan a pris le dernier morceau de pain à ses serviteurs?
–Non, répliqua le comte, je ne veux pas cela, bonne femme; mais de quoi se plaignent-ils?
–Parbleu! grommela maître Alain en haussant les épaules, pour peu qu’on les écoute, ils se plaindront toujours!
–Ils se plaignent de vous, Rohan, mon cher seigneur, répliqua la femme de charge, qui prit la main du comte pour la baiser. Ils sont pauvres; leurs loges tombent en ruines, leur foyer froid ne fume plus. Ils sont si pauvres qu’ils n’ont plus de quoi allumer le cierge bénit de la Saint-Jean!
–On s’est mis en chasse aux fonds de la Sangle, disait en ce moment le cousin Yaumy, qui parlait bas toujours à l’oreille d’Alain Polduc. Le comte de Toulouse déjeûne chez Feydeau, l’intendant royal, et il y a des tentes dressées à la croix de Mi-Forêt pour la dînée.
–Tout beau, Miraut! criaient les piqueurs dans la cour. Bellement, Géraut, mon fillot!
Rohan était du prêche, pour le malheur de son âme, mais il n’en savait pas long en fait de dogme, et il aimait les vieilles coutumes de Bretagne. Il passa le revers de sa main sur son front. Tous les yeux s’étaient relevés sur lui avec anxiété, et chacun pouvait voir qu’il y avait en effet dans sa prunelle un rayonnement étrange; la fièvre sans doute, car Rohan n’était pas de ceux qui s’animent au coup de l’étrier.
–Es-tu là, Josselin Guitan? demanda-t-il tout à coup.
–Je suis là, notre monsieur, répondit le jeune homme.
Rohan étendit son fouet vers la table et montra les sacs d’argent amoncelés.
–Fais deux parts de cela, ordonna-t-il; deux parts égales.
Alain Polduc n’avait pas entendu, tant il écoutait de bon cœur les paroles du cousin Yaumy. Celui-ci poursuivait disant:
–Il n’y a plus besoin de chercher, j’ai trouvé. J’ai vu Morvan de Saint-Maugon comme je vous vois. Il était entre minuit et une heure du matin; la porte qui donne là-bas sur les douves s’est ouverte et le cheval de Morvan est resté dans l’oseraie.
–Saint-Maugon est gentilhomme du comte de Toulouse, murmura Polduc: on ne peut savoir s’il venait pour lui ou pour son maître.
–Cette nuit, j’ai rencontré Josselin Guitan qui courait au grand galop sur la route de Rennes. Le comte de Toulouse était à Rennes hier, et Josselin Guitan obéit à la demoiselle comme un esclave.
–Et tu es sûr qu’elle est sortie ce matin par la poterne de l’Ouest?
–Sûr! comme je suis sûr que le même Josselin Guitan m’a mis son couteau sous la gorge en m’ordonnant d’être muet. Mais je brave tout pour vous servir, mon bon maître.
–Veille toujours et compte sur moi.
En se retournant, maître Alain vit Josselin Guitan qui séparait en deux portions l’argent des fermages. Il regarda autour de lui; l’espoir brillait sur tous les visages; il devina.
–Mon noble cousin, dit-il en se rapprochant de Rohan, Dieu sait où nous trouverons, la saison qui vient, ce qu’il faut pour payer nos dettes.
–Je sais que je suis à présent un bien petit gentilhomme, répondit le vieux comte qui semblait dominé par une préoccupation profonde. Il y a plus d’un jour d’ici la saison prochaine. Qui vivra verra.
–Vos revenus sont tellement diminués.
–Nous vendrons un moulin, une ferme, un clos. Je n’ai pas d’héritier.
Un sourire glissa sur la grosse lèvre d’Alain-Polduc, qui pensait à part lui:
–Je vous en tiens un tout prêt, mon noble cousin!
Rohan continuait.
–Valentine, ma fille, épousera un gentilhomme paysan qui ne lui demandera rien outre sa sagesse et sa beauté.