Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel Proust

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Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel - Marcel Proust


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l’aima pour le suivre. Mais Laurence n’y avait pas de regards pour cette campagnarde de vingt ans. Elle tomba malade de chagrin et de jalousie, alla oublier Laurence aux Eaux de***, mais elle demeurait blessée dans son amour-propre de s’être vu préférer tant de femmes qui ne la valaient pas, et, décidée à conquérir, pour triompher d’elles, tous leurs avantages.

      «Je te quitte, mon bon Augustin, dit-elle, pour aller près de la cour d’Autriche.

      – Dieu nous en préserve, dit Augustin. Les pauvres du pays ne seront plus consolés par vos charités quand vous serez au milieu de tant de personnes méchantes.

      Vous ne jouerez plus avec nos enfants dans les bois. Qui tiendra l’orgue à l’église? Nous ne vous verrons plus peindre dans la campagne, vous ne nous composerez plus de chansons.

      – Ne t’inquiète pas, Augustin, dit Violante, garde-moi seulement beaux et fidèles mon château, mes paysans de Styrie, Le monde ne m’est qu’un moyen. Il donne des armes vulgaires, mais invincibles, et si quelque jour je veux être aimée, il me faut les posséder. Une curiosité m’y pousse aussi et comme un besoin de mener une vie un peu plus matérielle et moins réfléchie que celle-ci. C’est à la fois un repos et une école que je veux. Dès que ma situation sera faite et mes vacances finies, je quitterai le monde pour la campagne, nos bonnes gens simples et ce que je préfère à tout, mes chansons. A un moment précis et prochain, je m’arrêterai sur cette pente et je reviendrai dans notre Styrie, vivre auprès de toi, mon cher.

      – Le pourrez-vous? dit Augustin.

      – On peut ce qu’on veut, dit Violante.

      – Mais vous ne voudrez peut-être plus la même chose, dit Augustin.

      – Pourquoi? demanda Violante,

      – Parce que vous aurez changé», dit Augustin.

      Chapitre IV – La mondanité

      Les personnes du monde sont si médiocres, que Violante n’eut qu’à daigner se mêler à elles pour les éclipser presque toutes, les seigneurs les plus inaccessibles, les artistes les plus sauvages allèrent au-devant d’elle et la courtisèrent. Elle seule avait de l’esprit, du goût, une démarche qui éveillait l’idée de toutes les perfections, Elle lança des comédies, des parfums et des robes. Les couturières, les écrivains, les coiffeurs mendièrent sa protection, La plus célèbre modiste d’Autriche lui demanda la permission de s’intituler sa faiseuse, le plus illustre prince d’Europe lui demanda la permission de s’intituler son amant. Elle crut devoir leur refuser à tous deux cette marque d’estime qui eût consacré définitivement leur élégance. Parmi les jeunes gens qui demandèrent à être reçus chez Violante, Laurence se fit remarquer par son insistance. Après lui avoir causé tant de chagrin, il lui inspira par là quelque dégoût, Et sa bassesse l’éloigna d’elle plus que n’avaient fait tous ses mépris, «Je n’ai pas le droit de m’indigner, se disait-elle. Je ne l’avais pas aimé en considération de sa grandeur d’âme et je sentais très bien, sans oser me l’avouer, qu’il était vil. Cela ne m’empêchait pas de l’aimer, mais seulement d’aimer autant la grandeur d’âme. Je pensais qu’on pouvait être vil et tout à la fois aimable. Mais dès qu’on n’aime plus, on en revient à préférer les gens de coeur. Que cette passion pour ce méchant était étrange puisqu’elle était toute de tête, et n’avait pas l’excuse d’être égarée par les sens.

      L’amour platonique est peu de chose.» Nous verrons qu’elle put considérer un peu plus tard que l’amour sensuel était moins encore.

      Augustin vint la voir, voulut la ramener en Styrie.

      «Vous avez conquis une véritable royauté, lui dit-il, Cela ne vous suffit-il pas? Que ne redevenez-vous la Violante d’autrefois.

      – Je viens précisément de la conquérir, Augustin, repartit Violante, laisse-moi au moins l’exercer quelques mois.»

      Un événement qu’Augustin n’avait pas prévu dispensa pour un temps Violante de songer à la retraite, Après avoir repoussé vingt altesses sérénissimes, autant de princes souverains et un homme de génie qui demandaient sa main, elle épousa le duc de Bohême qui avait des agréments extrêmes et cinq millions de ducats, L’annonce du retour d’Honoré faillit rompre le mariage à la veille qu’il fût célébré. Mais un mal dont il était atteint le défigurait et rendit ses familiarités odieuses à Violante. Elle pleura sur la vanité de ses désirs qui volaient jadis si ardents vers la chair alors en fleur et qui maintenant était déjà pour jamais flétrie. La duchesse de Bohême continua de charmer comme avait fait Violante de Styrie, et l’immense fortune du duc ne servit qu’à donner un cadre digne d’elle à l’objet d’art qu’elle était, D’objet d’art elle devint objet de luxe par cette naturelle inclinaison des choses d’ici-bas à descendre au pire quand un noble effort ne maintient pas leur centre de gravité comme au-dessus d’elles-mêmes.

      Augustin s’étonnait de tout ce qu’il apprenait d’elle. «Pourquoi la duchesse, lui écrivait-il, parle-t-elle sans cesse de choses que Violante méprisait tant?» «Parce que je plairais moins avec des préoccupations qui, par leur supériorité même, sont antipathiques et incompréhensibles aux personnes qui vivent dans le monde, répondit Violante. Mais je m’ennuie, mon bon Augustin.» Il vint la voir, lui expliqua pourquoi elle s’ennuyait:

      «Votre goût pour la musique, pour la réflexion, pour la charité, pour la solitude, pour la campagne, ne s’exerce plus. Le succès vous occupe, le plaisir vous retient. Mais on ne trouve le bonheur qu’à faire ce qu’on aime avec les tendances profondes de son amie.

      – Comment le sais-tu, toi qui n’as pas vécu? dit Violante.

      – J’ai pensé et c’est tout vivre, dit Augustin. Mais j’espère que bientôt vous serez prise du dégoût de cette vie insipide.» Violante s’ennuya de plus eu plus, elle n’était plus jamais gaie. Alors, l’immoralité du monde, qui jusque-là l’avait laissée indifférente, eut prise sur elle et la blessa cruellement, comme la dureté des saisons terrasse les corps que la maladie rend incapables de lutter. Un jour qu’elle se promenait seule dans une avenue presque déserte, d’une voiture qu’elle n’avait pas aperçue tout d’abord une femme descendit qui alla droit à elle. Elle l’aborda, et lui ayant demandé si elle était bien Violante de Bohême, elle lui raconta qu’elle avait été l’amie de sa mère et avait eu le désir de revoir la petite Violante qu’elle avait tenue sur ses genoux.

      Elle l’embrassa avec émotion, lui prit la taille et se mit à l’embrasser si souvent que Violante, sans lui dire adieu, se sauva à toutes jambes. Le lendemain soir, Violante se rendit à une fête donnée en l’honneur de la princesse de Misène, qu’elle ne connaissait pas. Elle reconnut dans la princesse la dame abominable de la veille. Et une douairière, que jusque-là Violante; avait estimée, lui dit:

      «Voulez-vous que je vous présente à la princesse de Misène?

      – Non! dit Violante.

      – Ne soyez pas timide, dit la douairière. Je suis sûre que, vous lui plairez. Elle aime beaucoup les jolies femmes.»

      Violante eut à partir de ce jour deux mortelles ennemies, la princesse de Misène et la douairière, qui la représentèrent partout comme un monstre d’orgueil et de perversité. Violante l’apprit, pleura sur elle-même et sur la méchanceté des femmes. Elle avait depuis longtemps pris son parti de celle des hommes. Bientôt elle dit chaque soir à son mari:

      «Nous partirons après-demain pour ma Styrie et nous ne la quitterons plus.»

      Puis il y avait une fête qui lui plairait peut-être plus que les autres, une robe plus jolie à montrer. Les besoins profonds d’imaginer, de créer, de vivre seule et par la pensée, et aussi de se dévouer, tout en la faisant souffrir de ce qu’ils n’étaient pas contentés, tout en l’empêchant de trouver dans le monde l’ombre même d’une joie s’étaient trop émoussés, n’étaient plus assez impérieux pour la faire changer de vie, pour la forcer à renoncer au monde et à réaliser sa véritable destinée.

      Elle


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