Jacques le fataliste et son maître. Dénis Diderot
Читать онлайн книгу.comme auparavant: «Allons donc, Jacques, tu te moques…» Mais ce que je ne vous laisserais pas ignorer pour tout l'or du monde, c'est qu'à peine le maître de Jacques lui eut-il fait cette impertinente réponse, que son cheval bronche et s'abat, que son genou va s'appuyer rudement sur un caillou pointu, et que le voilà criant à tue-tête: «Je suis mort! j'ai le genou cassé!..»
Quoique Jacques, la meilleure pâte d'homme qu'on puisse imaginer, fût tendrement attaché à son maître, je voudrais bien savoir ce qui se passa au fond de son âme, sinon dans le premier moment, du moins lorsqu'il fut bien assuré que cette chute n'aurait point de suite fâcheuse, et s'il put se refuser à un léger mouvement de joie secrète d'un accident qui apprendrait à son maître ce que c'était qu'une blessure au genou. Une autre chose, lecteur, que je voudrais bien que vous me dissiez, c'est si son maître n'eût pas mieux aimé être blessé, même un peu plus grièvement, ailleurs qu'au genou, ou s'il ne fut pas plus sensible à la honte qu'à la douleur.
Lorsque le maître fut un peu revenu de sa chute et de son angoisse, il se remit en selle et appuya cinq ou six coups d'éperon à son cheval, qui partit comme un éclair; autant en fit la monture de Jacques, car il y avait entre ces deux animaux la même intimité qu'entre leurs cavaliers; c'étaient deux paires d'amis.
Lorsque les deux chevaux essoufflés reprirent leur pas ordinaire, Jacques dit à son maître: Eh bien, monsieur, qu'en pensez-vous?
De quoi?
De la blessure au genou.
Je suis de ton avis; c'est une des plus cruelles.
Au vôtre?
Non, non, au tien, au mien, à tous les genoux du monde.
Mon maître, mon maître, vous n'y avez pas bien regardé; croyez que nous ne plaignons jamais que nous.
Quelle folie!
Ah! si je savais dire comme je sais penser! Mais il était écrit là-haut que j'aurais les choses dans ma tête, et que les mots ne me viendraient pas.
Ici Jacques s'embarrassa dans une métaphysique très-subtile et peut-être très-vraie. Il cherchait à faire concevoir à son maître que le mot douleur était sans idée, et qu'il ne commençait à signifier quelque chose qu'au moment où il rappelait à notre mémoire une sensation que nous avions éprouvée. Son maître lui demanda s'il avait déjà accouché.
– Non, lui répondit Jacques.
– Et crois-tu que ce soit une grande douleur que d'accoucher?
– Assurément!
– Plains-tu les femmes en mal d'enfant?
– Beaucoup.
– Tu plains donc quelquefois un autre que toi?
– Je plains ceux ou celles qui se tordent les bras, qui s'arrachent les cheveux, qui poussent des cris, parce que je sais par expérience qu'on ne fait pas cela sans souffrir; mais pour le mal propre à la femme qui accouche, je ne le plains pas: je ne sais ce que c'est, dieu merci! Mais pour en revenir à une peine que nous connaissons tous deux, l'histoire de mon genou, qui est devenu le15 vôtre par votre chute…
Non, Jacques; l'histoire de tes amours qui sont devenues miennes par mes chagrins passés.
Me voilà pansé, un peu soulagé, le chirurgien parti, et mes hôtes retirés et couchés. Leur chambre n'était séparée de la mienne que par des planches à claire-voie sur lesquelles on avait collé du papier gris, et sur ce papier quelques images enluminées. Je ne dormais pas, et j'entendis la femme qui disait à son mari: «Laissez-moi, je n'ai pas envie de rire. Un pauvre malheureux qui se meurt à notre porte!..
– Femme, tu me diras tout cela après.
– Non, cela ne sera pas. Si vous ne finissez, je me lève. Cela ne me fera-t-il pas bien aise, lorsque j'ai le cœur gros?
– Oh! si tu te fais tant prier, tu en seras la dupe.
– Ce n'est pas pour se faire prier, mais c'est que vous êtes quelquefois d'un dur!.. c'est que… c'est que…»
Après une assez courte pause, le mari prit la parole et dit: «Là, femme, conviens donc à présent que, par une compassion déplacée, tu nous as mis dans un embarras dont il est presque impossible de se tirer. L'année est mauvaise; à peine pouvons-nous suffire à nos besoins et aux besoins de nos enfants. Le grain est d'une cherté! Point de vin! Encore si l'on trouvait à travailler; mais les riches se retranchent; les pauvres gens ne font rien; pour une journée qu'on emploie, on en perd quatre. Personne ne paye ce qu'il doit; les créanciers sont d'une âpreté qui désespère: et voilà le moment que tu prends pour retirer ici un inconnu, un étranger qui y restera tant qu'il plaira à Dieu, et au chirurgien qui ne se pressera pas de le guérir; car ces chirurgiens font durer les maladies le plus longtemps qu'ils peuvent; qui n'a pas le sou, et qui doublera, triplera notre dépense. Là, femme, comment te déferas-tu de cet homme? Parle donc, femme, dis-moi donc quelque raison.
– Est-ce qu'on peut parler avec vous.
– Tu dis que j'ai de l'humeur, que je gronde; eh! qui n'en aurait pas? qui ne gronderait pas? Il y avait encore un peu de vin à la cave: Dieu sait le train dont il ira! Les chirurgiens en burent hier au soir plus que nous et nos enfants n'aurions fait dans la semaine. Et le chirurgien qui ne viendra pas pour rien, comme tu peux penser, qui le payera?
– Oui, voilà qui est fort bien dit; et parce qu'on est dans la misère vous me faites un enfant, comme si nous n'en avions pas déjà assez.
– Oh que non!
– Oh que si; je suis sûre que je vais être grosse!
– Voilà comme tu dis toutes les fois.
– Et cela n'a jamais manqué quand l'oreille me démange après, et j'y sens une démangeaison comme jamais.
– Ton oreille ne sait ce qu'elle dit.
– Ne me touche pas! laisse là mon oreille! laisse donc, l'homme; est-ce que tu es fou? tu t'en trouveras mal.
– Non, non, cela ne m'est pas arrivé depuis le soir de la Saint-Jean.
– Tu feras si bien que… et puis dans un mois d'ici tu me bouderas comme si c'était de ma faute.
– Non, non.
– Et dans neuf mois d'ici ce sera bien pis.
– Non, non.
– C'est toi qui l'auras voulu?
– Oui, oui.
– Tu t'en souviendras? tu ne diras pas comme tu as dit toutes les autres fois?
– Oui, oui…»
Et puis voilà que de non, non, en oui, oui, cet homme enragé contre sa femme d'avoir cédé à un sentiment d'humanité…
C'est la réflexion que je faisais.
Il est certain que ce mari n'était pas trop conséquent; mais il était jeune et sa femme jolie. On ne fait jamais tant d'enfants que dans les temps de misère.
Rien ne peuple comme les gueux.
Un enfant de plus n'est rien pour eux, c'est la charité qui les nourrit. Et puis c'est le seul plaisir qui ne coûte rien; on se console pendant la nuit, sans frais, des calamités du jour… Cependant les réflexions de cet homme n'en étaient pas moins justes. Tandis que je me disais cela à moi-même, je ressentis une douleur violente au genou, et je m'écriai: «Ah! le genou!» Et le mari s'écria: «Ah! femme!..» Et la femme s'écria: «Ah! mon homme! mais… mais… cet homme qui est là!
– Eh bien! cet homme?
– Il
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Nous rétablissons