Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1. Dozy Reinhart Pieter Anne

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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1 - Dozy Reinhart Pieter Anne


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en Syrie.

      Les députés arrivèrent au lieu de leur destination. Abdallâh, comme il était à prévoir, refusa d'accepter les cadeaux du calife; cependant Nomân, loin de se laisser décourager par ce refus, tâcha de l'amener à la soumission par de sages raisonnements. Leurs entretiens, qui, du reste, n'aboutirent à aucun résultat, furent fréquents, et comme ils restaient secrets pour les autres députés, ils éveillèrent les soupçons de l'un de ces derniers, d'Ibn-Idhâh, le chef de la tribu des Acharites, laquelle était la plus nombreuse et la plus puissante à Tibérias86. «Ce Nomân est un Défenseur après tout, pensa-t-il; il serait bien capable de trahir le calife, lui qui est un traître à son parti, à sa tribu.» Et un jour qu'il rencontra Abdallâh, il l'aborda et lui dit:

      – Fils de Zobair, je puis te jurer que ce Défenseur n'a point reçu du calife d'autres instructions que celles que nous avons reçues tous, nous autres députés. Il est notre chef, voilà tout; mais, par Dieu! il faut que je te l'avoue: ces conférences secrètes, je ne sais qu'en penser. Un Défenseur et un Emigré, ce sont des oiseaux de même plumage, et Dieu sait s'il ne se trame pas quelque chose.

      – De quoi te mêles-tu? lui répondit Abdallâh d'un air de suprême dédain. Tant que je serai ici, je pourrai faire tout ce qui me convient. Ici je suis aussi inviolable que cette colombe que voilà, et que protége la sainteté du lieu. Tu n'oserais pas la tuer, n'est-ce pas? car ce serait un crime, un sacrilége.

      – Ah! tu crois qu'une telle considération m'arrêterait?

      Et se tournant vers un page qui portait ses armes:

      – Hé, jeune homme! lui cria-t-il, donne-moi mon arc et mes flèches!

      Quand le page eut obéi à cet ordre, le chef syrien prit une flèche, la posa au milieu de l'arc, et la dirigeant vers la colombe, il se mit à dire:

      – Colombe, Yézîd, fils de Moâwia, est-il adonné au vin? Dis que oui, si tu l'oses, et dans ce cas, par Dieu! je te percerai de cette flèche… Colombe, prétends-tu dépouiller de la dignité de calife, Yézîd, fils de Moâwia, le séparer du peuple de Mahomet, et comptes-tu sur l'impunité parce que tu te trouves sur un territoire inviolable? Dis que telle est ta pensée, et je vais te percer de ce trait.

      – Tu vois bien que l'oiseau ne peut te répondre, dit Abdallâh d'un air de pitié, mais en tâchant en vain de dissimuler son trouble.

      – L'oiseau ne peut me répondre, c'est vrai, mais toi, tu le peux, fils de Zobair!.. Ecoute bien ceci: je jure que tu prêteras serment à Yézîd de gré ou de force, ou que tu verras la bannière des Acharites87 flotter dans cette vallée, et alors je ne respecterai guère les priviléges que tu réclames pour ce lieu!

      Le fils de Zobair pâlit à cette menace. Il avait peine à croire à tant d'impiété, même dans un Syrien, et il se hasarda à demander d'une voix timide et tremblante:

      – Osera-t-on donc réellement commettre le sacrilége de verser le sang sur ce territoire sacré?

      – On l'osera, répondit le chef syrien avec un calme parfait; et que la responsabilité en retombe sur celui qui a choisi ce lieu pour y conspirer contre le chef de l'Etat et de la religion88.

      Peut-être, si Abdallâh eût été plus fermement convaincu que ce chef était l'interprète des sentiments qui animaient ses compatriotes, peut-être eût-il épargné alors bien des malheurs au monde musulman et à lui-même; car il succomberait, le fils de Zobair; il succomberait comme avaient succombé le gendre et le petit-fils du Prophète, comme ils succomberaient tous, les musulmans de la vieille roche, les fils des compagnons, des amis de Mahomet; des malheurs inouïs, de terribles catastrophes renouvelées les unes des autres, c'est là ce qui les attendait tous. Pour lui, cependant, l'heure fatale n'était pas encore venue. Il était dans les décrets de la destinée qu'auparavant la malheureuse Médine expiât par sa ruine complète, par l'exil ou par le massacre de ses enfants, le funeste honneur d'avoir offert un asile au Prophète fugitif, et d'avoir donné le jour aux véritables fondateurs de l'islamisme, à ces héros fanatiques qui, subjuguant l'Arabie au nom d'une foi nouvelle, avaient donné à l'islamisme un si sanglant berceau.

      V

      C'était dans l'année 682. Le soleil venait de se coucher derrière les montagnes qui s'étendent à l'ouest de la ville de Tibérias, dont l'antique splendeur n'est attestée aujourd'hui que par des ruines, mais qui, à l'époque dont nous parlons, était la capitale du district du Jourdain et la résidence temporaire du calife Yézîd Ier. Eclairés par les rayons argentés de la lune, les minarets des mosquées et les tours des remparts se miraient dans les ondes limpides et transparentes du lac, cette mer de Galilée qui rappelle au chrétien tant de souvenirs chers à son cœur, lorsqu'une petite caravane, profitant de la fraîcheur de la nuit, sortit de la ville en se dirigeant vers le sud.

      Dans les neuf voyageurs qui étaient à la tête de la caravane, on reconnaissait au premier abord des personnes de qualité; cependant, rien n'annonçait en eux des courtisans du calife, qui d'ordinaire n'admettait dans son intimité que des personnes d'un âge moins mûr et d'une mine moins austère, moins rechignée.

      On marcha quelque temps sans mot dire. Enfin l'un des voyageurs rompit le silence:

      – Eh bien, mes frères, dit-il, que pensez-vous de lui maintenant? Avouons du moins qu'il a été généreux envers nous. N'est-ce pas cent mille pièces que tu as reçu de lui, fils de Handhala?

      – Oui, il m'a donné cette somme, répliqua celui à qui s'adressait cette question; mais il boit du vin sans y voir un péché; il joue de la guitare; le jour il a pour compagnie des chiens de chasse, et la nuit, des voleurs de grands chemins; il commet des incestes avec ses sœurs et ses filles, il ne prie jamais89, enfin, il n'a point de religion, c'est évident. Que ferons-nous, mes frères? Croyez-vous qu'il nous soit permis de tolérer plus longtemps un tel homme? Nous avons patienté plus qu'il ne le fallait peut-être, et si nous continuons à marcher dans cette voie, je crains que des pierres ne viennent tomber du ciel pour nous écraser. Qu'en penses-tu, fils de Sinân?

      – Je vais te le dire, répondit ce dernier. Dès que nous serons de retour à Médine, nous devrons déclarer solennellement que nous n'obéirons plus à ce libertin, fils d'un libertin; ensuite nous ferons bien de prêter hommage au fils d'un Emigré.

      Au moment où il prononça ces paroles, un homme, venant du côté opposé, passa sur la route. Le capuchon de son manteau, rabattu sur sa figure, aurait dérobé ses traits aux regards des voyageurs, lors même que leur attention n'aurait pas été entièrement absorbée par une conversation qui s'animait de plus en plus.

      Quand la caravane eut cessé d'être à la portée de sa voix, l'homme au capuchon s'arrêta. Sa rencontre était d'un mauvais présage selon les idées arabes, car il était borgne; d'ailleurs la haine et la férocité se peignaient dans le terrible regard qu'il lança de son œil unique à ces hommes qui se perdaient dans le lointain, quand il dit d'une voix lente et solennelle: «Je jure que si jamais je te rencontre de nouveau et que je puisse te tuer, je le ferai, fils de Sinân, tout compagnon de Mahomet que tu es90

      Dans les voyageurs l'on aura déjà reconnu des Médinois. C'étaient les hommes les plus distingués de cette ville, presque tous Défenseurs ou Emigrés, et voici pour quelle raison ils étaient venus à la cour du calife.

      Il s'était montré à Médine des symptômes de rébellion, et il y avait eu d'assez graves querelles au sujet des terres labourables et des plantations de dattiers, que Moâwia avait autrefois achetées aux habitants de la ville, mais que ceux-ci revendiquaient maintenant, sous le prétexte que Moâwia, en retenant leurs traitements, les avait forcés à lui vendre ces terres au centième de ce qu'elles valaient91. Le gouverneur Othmân, se flattant de l'espoir que le calife, son cousin germain, saurait bien assoupir ce différend d'une manière ou d'une autre, et qu'il se concilierait


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<p>86</p>

Ahmed ibn-abî-Yacoub, fol. 62 v.

<p>87</p>

C'était, comme on l'a vu, le nom de la tribu dont Ibn-Idhâh était le chef.

<p>88</p>

Aghânî, t. I, p. 18.

<p>89</p>

Cf. Soyoutî, Tarîkh al-kholafâ, p. 209, éd. Lees.

<p>90</p>

Ibn-Khaldoun, t. II, fol. 170 r., 169 r.; Samhoudî, man. de Paris, no 763 bis, fol. 31 r.

<p>91</p>

Raihân, fol. 200 v.; Samhoudi, loco laudato.