Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1. Dozy Reinhart Pieter Anne

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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1 - Dozy Reinhart Pieter Anne


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le faire, leurs compatriotes, au lieu de leur en savoir gré, les traitent tout crûment de menteurs. L'aspiration vers l'infini, vers l'idéal, leur est inconnue, et ce qui, déjà dans les temps les plus reculés, importe le plus à leurs yeux, c'est la justesse et l'élégance de l'expression, c'est le côté technique de la poésie15. L'invention est si rare dans leur littérature, que, lorsqu'un y rencontre un poème ou un conte fantastique, on peut presque toujours affirmer d'avance, sans craindre de se tromper, qu'une telle production n'est pas d'origine arabe, que c'est une traduction. Ainsi, dans les Mille et une nuits, tous les contes de fées, ces gracieuses productions d'une imagination fraîche et riante qui ont charmé notre adolescence, sont d'origine persane ou indienne; dans cet immense recueil les seuls récits vraiment arabes, ce sont les tableaux de mœurs, les anecdotes empruntées à la vie réelle. Enfin, lorsque les Arabes, établis dans d'immenses provinces conquises à la pointe du sabre, se sont occupés de matières scientifiques, ils ont montré la même absence de puissance créatrice. Ils ont traduit et commenté les ouvrages des anciens; ils ont enrichi certaines spécialités par des observations patientes, exactes, minutieuses; mais ils n'ont rien inventé, on ne leur doit aucune idée grande et féconde.

      Il existe ainsi entre les Arabes et nous des différences fondamentales. Peut-être ont-ils plus d'élévation dans le caractère, plus de véritable grandeur d'âme, et un sentiment plus vif de la dignité humaine; mais ils ne portent pas en eux le germe du développement et du progrès, et, avec leur besoin passionné d'indépendance personnelle, avec leur manque absolu d'esprit politique, ils semblent incapables de se plier aux lois de la société. Ils l'ont essayé, toutefois: arrachés par un prophète à leurs déserts et lancés par lui à la conquête du monde, ils l'ont rempli du bruit de leurs exploits; enrichis par les dépouilles de vingt provinces, ils ont appris à connaître les jouissances du luxe; par suite du contact avec les peuples qu'ils avaient vaincus, ils ont cultivé les sciences, et ils se sont civilisés autant que cela leur était possible. Cependant, même après Mahomet, une période assez longue s'est écoulée avant qu'ils perdissent leur caractère national. Quand ils arrivèrent en Espagne, ils étaient encore les vrais fils du Désert, et il était dans la nature des choses que, sur les bords du Tage ou du Guadalquivir, ils ne songeassent d'abord qu'à poursuivre les luttes de tribu à tribu, de peuplade à peuplade, commencées en Arabie, en Syrie, en Afrique. Ce sont ces guerres qui doivent nous occuper d'abord, et pour les bien comprendre il nous faut remonter jusqu'à Mahomet.

      II

      Une infinité de tribus, les unes sédentaires, le plus grand nombre constamment nomades, sans communauté d'intérêts, sans centre commun, ordinairement en guerre les unes avec les autres, voilà l'Arabie au temps de Mahomet.

      Si la bravoure suffisait pour rendre un peuple invincible, les Arabes l'auraient été. Nulle part l'esprit guerrier n'était plus général. Sans la guerre point de butin, et c'est le butin surtout qui fait vivre les Bédouins16. Et puis c'était pour eux un bonheur enivrant que de manier la lance brune et flexible, ou la lame étincelante; de fendre les crânes ou de trancher les cols à leurs adversaires; d'écraser la tribu ennemie, comme la pierre écrase le blé; d'immoler des victimes, non de celles dont l'offrande plaît au ciel17. La bravoure dans les combats, c'était le meilleur titre aux éloges des poètes et à l'amour des femmes. Celles-ci avaient pris quelque chose de l'esprit martial de leurs frères et de leurs époux. Marchant à l'arrière-garde, elles soignaient les blessés, et encourageaient les guerriers en récitant des vers empreints d'une sauvage énergie. «Courage, disaient-elles alors, courage, défenseurs des femmes! Frappez du tranchant de vos glaives!.. Nous sommes les filles de l'étoile du matin; nos pieds foulent des coussins moelleux; nos cols sont ornés de perles, nos cheveux parfumés de musc. Les braves qui font face à l'ennemi, nous les pressons dans nos bras; les lâches qui fuient, nous les délaissons, et nous leur refusons notre amour18

      Cependant un observateur attentif aurait pu s'apercevoir aisément de l'extrême faiblesse de cette contrée; faiblesse qui provenait du manque absolu d'unité et de la rivalité permanente des diverses tribus. L'Arabie aurait été infailliblement subjuguée par un conquérant étranger, si elle n'eût été trop pauvre pour mériter la peine d'être conquise. «Que trouve-t-on chez vous? disait le roi de Perse à un prince arabe qui lui demandait des soldats et lui offrait la possession d'une grande province. Que trouve-t-on chez vous? Des brebis, des chameaux. Je ne veux pas, pour si peu de chose, aventurer dans vos déserts une armée persane.»

      A la fin, cependant, l'Arabie fut conquise; mais elle le fut par un Arabe, par un homme extraordinaire, par Mahomet.

      Peut-être l'Envoyé de Dieu, comme il s'appelait, n'était-il pas supérieur à ses contemporains; mais ce qui est certain, c'est qu'il ne leur ressemblait pas. D'une constitution délicate, impressionnable et extrêmement nerveuse, constitution qu'il avait héritée de sa mère; doué d'une sensibilité exagérée et maladive; mélancolique, silencieux, aimant les promenades sans fin et les longues rêveries du soir dans les vallées les plus solitaires, toujours tourmenté par une inquiétude vague, pleurant et sanglotant comme une femme quand il était indisposé, sujet à des attaques d'épilepsie, manquant de courage sur le champ de bataille, son caractère formait un bizarre contraste avec celui des Arabes, ces hommes robustes, énergiques et belliqueux, qui ne comprenaient rien à la rêverie et regardaient comme une faiblesse honteuse qu'un homme pleurât, fût-ce même sur la perte des objets de sa plus tendre affection. En outre, Mahomet avait plus d'imagination que ses compatriotes, et il avait l'âme profondément pieuse. Avant que des rêves d'ambition mondaine vinssent altérer la pureté primitive de son cœur, la religion était tout pour lui; elle absorbait toutes ses pensées, toutes les facultés de son esprit. C'était par là surtout qu'il se distinguait de la masse.

      Il en est des peuples comme des individus: les uns sont essentiellement religieux, les autres ne le sont pas. Chez certaines personnes la religion est le fond de leur être, si bien que, lorsque leur raison se révolte contre les croyances dans lesquelles elles sont nées, elles se créent un système philosophique bien plus incompréhensible, bien plus mystérieux, que ces croyances mêmes. Des peuples entiers vivent ainsi pour la religion et par elle; elle est leur unique consolation et leur unique espoir. L'Arabe, au contraire, n'est pas religieux de sa nature, et, sous ce rapport, il y a entre lui et les autres peuples qui ont adopté l'islamisme, une énorme différence. Il ne faut pas s'en étonner. Considérée dans sa source, la religion a plus de prise sur l'imagination que sur l'esprit, et chez l'Arabe, comme nous l'avons remarqué, ce n'est pas l'imagination qui prédomine. Voyez les Bédouins d'aujourd'hui! Quoique musulmans de nom, ils se soucient médiocrement des préceptes de l'islamisme; au lieu de prier cinq fois par jour, comme la religion le leur ordonne, ils ne prient jamais19. Le voyageur européen qui les a connus le mieux, atteste que c'est le peuple le plus tolérant de l'Asie20. Leur tolérance date de loin, car un peuple aussi jaloux de sa liberté admet difficilement la tyrannie en matière de foi. Au IVe siècle, Marthad, roi du Yémen, avait coutume de dire: «Je règne sur les corps, et non sur les opinions. J'exige de mes sujets qu'ils obéissent à mon gouvernement; quant à leurs doctrines, c'est au Dieu créateur à les juger21.» L'empereur Frédéric II n'eût pas dit mieux. Cette tolérance, du reste, tenait de près à l'indifférence, au scepticisme. Le fils et successeur de Marthad avait professé d'abord le judaïsme, puis le christianisme, et finit par flotter incertain entre ces deux religions22.

      Au temps de Mahomet, trois religions se partageaient l'Arabie: celle de Moïse, celle du Christ, et le polythéisme. Les tribus juives étaient les seules peut-être qui fussent sincèrement attachées à leur culte, les seules aussi qui fussent intolérantes. Les persécutions sont rares dans l'ancienne histoire de l'Arabie, mais ce sont ordinairement des juifs qui s'en sont rendus coupables. Le christianisme ne comptait pas beaucoup d'adeptes, et ceux qui le professaient n'en avaient qu'une connaissance très-superficielle. Le calife


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<p>15</p>

Voyez Caussin, t. II, p. 314 et suiv., 345, 509 et suiv., 513.

<p>16</p>

Voyez Burckhardt, p. 41.

<p>17</p>

Moallaca d'Amr ibn-Colthoum.

<p>18</p>

Caussin, t. II, p. 281, 391; t. III, p. 99. Comparez Abou-Ismâîl al-Baçrî, Fotouh as-Châm, p. 77, 198, 200.

<p>19</p>

Burckhardt, p. 160.

<p>20</p>

Le même, ibid.

<p>21</p>

Caussin, t. I, p. 111.

<p>22</p>

Caussin, t. I, p. 114.