Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1. Dozy Reinhart Pieter Anne

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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1 - Dozy Reinhart Pieter Anne


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type="note">23.» Le fait est que cette religion renfermait trop de mystères et de miracles pour plaire à ce peuple positif et railleur. Les évêques qui, vers l'an 513, voulurent convertir Mondhir III, roi de Hîra, en firent l'épreuve. Quand le roi les eut écoutés attentivement, un de ses officiers vint lui dire un mot à l'oreille. Tout à coup Mondhir tombe dans une profonde tristesse, et comme les prélats lui en demandent respectueusement la cause: «Hélas! leur dit-il; quelle nouvelle funeste!.. J'apprends que l'archange Michel vient de mourir! – Mais non, prince, on vous trompe; un ange est immortel. – Eh quoi! vous voulez bien me persuader que Dieu même a subi la mort24

      Les idolâtres, enfin, qui formaient la majeure partie de la nation, qui avaient des divinités particulières à chaque tribu et presque à chaque famille, et qui admettaient un Dieu suprême, Allâh, auprès duquel les autres divinités étaient des intercesseurs, – les idolâtres avaient un certain respect pour leurs devins et pour leurs idoles; cependant ils massacraient les devins si leurs prédictions ne s'accomplissaient pas ou s'ils s'avisaient de les dénoncer, trompaient les idoles en leur sacrifiant une gazelle quand ils leur avaient promis une brebis, et les injuriaient s'ils ne répondaient pas à leurs désirs, à leurs espérances. Quand Amrolcais se mit en marche pour aller venger la mort de son père sur les Beni-Asad, il s'arrêta dans le temple de l'idole Dhou-'l-Kholosa pour consulter le sort au moyen de trois flèches, appelées l'ordre, la défense, l'attente. Ayant tiré la défense, il recommença. La défense sortit trois fois de suite. Alors, brisant les flèches et jetant les morceaux à la tête de l'idole: «Misérable! s'écria-t-il; si c'était ton père qui eût été tué, tu ne défendrais pas d'aller le venger!»

      En général la religion, quelle qu'elle fût, tenait peu de place dans la vie de l'Arabe, absorbé par les intérêts de cette terre, par les combats, le vin, le jeu et l'amour. «Jouissons du présent, disaient les poètes, car bientôt la mort nous atteindra25,» et telle était en réalité la devise des Bédouins. Ces mêmes hommes qui s'enthousiasmaient si facilement pour une noble action ou un beau poème, restaient d'ordinaire indifférents et froids quand on leur parlait religion. Aussi leurs poètes, fidèles interprètes des sentiments de la nation, n'en parlent-ils presque jamais. Ecoutons Tarafa! «Dès le matin, quand tu te présenteras, dit-il, je t'offrirai une coupe pleine de vin; et, aurais-tu déjà savouré cette liqueur à longs traits, n'importe, tu recommenceras avec moi. Les compagnons de mes plaisirs sont de nobles jeunes gens, dont les visages brillent comme des étoiles. Chaque soir, une chanteuse, parée d'une robe rayée et d'une tunique couleur de safran, vient embellir notre société. Son vêtement est ouvert sur sa gorge. Elle laisse les mains amoureuses se promener librement sur ses appas… Je me suis livré au vin et aux plaisirs; j'ai vendu ce que je possédais; j'ai dissipé les biens que j'avais acquis moi-même et ceux dont j'avais hérité. Censeur qui blâmes ma passion pour les plaisirs et les combats, as-tu le moyen de me rendre immortel? Si ta sagesse ne peut éloigner de moi l'instant fatal, laisse-moi donc prodiguer tout pour jouir, avant que le trépas m'atteigne. L'homme qui a des inclinations généreuses s'abreuve à longs traits pendant sa vie. Demain, censeur rigide, quand nous mourrons l'un et autre, nous verrons qui de nous deux sera consumé d'une soif ardente.»

      Un petit nombre de faits avait prouvé, cependant, que les Arabes, et surtout les Arabes sédentaires, n'étaient pas inaccessibles à l'enthousiasme religieux. C'est ainsi que les vingt mille chrétiens de la ville de Nedjrân, ayant à choisir entre le bûcher et le judaïsme, avaient mieux aimé périr dans les flammes que d'abjurer leur foi. Mais le zèle était l'exception; l'indifférence, ou du moins la tiédeur, était la règle.

      La tâche que Mahomet s'était imposée en se déclarant prophète, serait donc doublement difficile. Il ne pouvait pas se borner à démontrer la vérité des doctrines qu'il prêchait. Il devait avant tout triompher de l'indolence de ses compatriotes; il lui fallait éveiller chez eux le sentiment religieux, leur persuader que la religion n'est pas une chose indifférente, une chose dont on pourrait se passer à la rigueur. Il lui fallait, en un mot, transformer, métamorphoser, une nation sensuelle, sceptique et railleuse. Une entreprise aussi difficile aurait rebuté tout autre moins convaincu de la vérité de sa mission. Mahomet ne recueillit partout que plaisanteries et injures. Les Mecquois, ses concitoyens, le plaignaient ou le raillaient; on le considérait tantôt comme un poète inspiré par un démon, tantôt comme un devin, un magicien, un fou. «Voici le fils d'Abdallâh qui vient nous apporter des nouvelles du ciel,» se disait-on quand on le voyait venir. Quelques-uns lui proposaient, avec une bonhomie apparente, de faire venir à leurs frais des médecins qui tâcheraient de le guérir. On jetait sur lui des ordures. Quand il sortait de chez lui, il trouvait son chemin couvert de branches d'épines. On lui prodiguait les épithètes de fourbe et d'imposteur. Ailleurs il n'avait pas été plus heureux. A Tâïf il avait exposé sa doctrine devant les chefs assemblés. Là aussi on s'était moqué de lui. «Dieu ne pouvait-il donc trouver un apôtre meilleur que toi?» lui dit l'un. «Je ne veux pas discourir avec toi, ajouta un autre. Si tu es un prophète, tu es un trop grand personnage pour que j'ose te répondre; si tu es un imposteur, tu ne mérites pas que je te parle.» Le désespoir dans l'âme, Mahomet avait quitté l'assemblée, poursuivi par les cris et les injures de la populace qui lui lançait des pierres.

      Plus de dix ans se passèrent ainsi. La secte était encore peu nombreuse et tout semblait indiquer que la nouvelle religion finirait par disparaître sans laisser de traces, lorsque Mahomet trouva un appui inespéré parmi les Aus et les Khazradj, deux tribus qui, vers la fin du Ve siècle, avaient enlevé la possession de Médine à des tribus juives.

      Les Mecquois et les Médinois se haïssaient parce qu'ils appartenaient à des races ennemies. Il y en avait deux en Arabie: celle des Yéménites et celle des Maäddites. Les Médinois appartenaient à la première. A la haine les Mecquois joignaient le mépris. Aux yeux des Arabes qui jugeaient la vie pastorale et le commerce les seules occupations dignes d'un homme libre, cultiver la terre était une profession avilissante. Or, les Médinois étaient agriculteurs, et les Mecquois, marchands. Et puis il y avait quantité de juifs à Médine; plusieurs familles des Aus et des Khazradj avaient adopté cette religion, que les anciens maîtres de la ville, maintenant réduits à la condition de clients, avaient conservée. Aussi, quoique la majeure partie des deux tribus dominantes semble avoir été idolâtre comme les Mecquois, ceux-ci regardaient toute la population comme juive, et la méprisaient par conséquent.

      Quant à Mahomet, il partageait les préventions de ses concitoyens contre les Yéménites et les agriculteurs. On raconte qu'en entendant quelqu'un réciter ce vers: «Je suis Himyarite; mes ancêtres n'étaient ni de Rabîa ni de Modhar,» Mahomet lui dit: «Tant pis pour toi! Cette origine t'éloigne de Dieu et de son Prophète26!» On dit aussi qu'en voyant le soc d'une charrue dans la demeure d'un Médinois, il dit à ce dernier: «Jamais un tel objet n'entre dans une maison sans que la honte y entre en même temps27.» Mais désespérant de convertir à sa doctrine les marchands et les nomades de sa propre race, et croyant sa vie menacée depuis que son oncle et son protecteur, Abou-Tâlib, était mort, force lui fut d'oublier ses préjugés et d'accepter tout appui, de quelque côté qu'il lui vînt. Il reçut donc avec joie les ouvertures des Arabes de Médine, pour lesquels les tracasseries et les persécutions qu'il avait éprouvées de la part des Mecquois, étaient sa meilleure recommandation et son plus beau titre.

      Le grand serment d'Acaba unit pour toujours la fortune des Médinois à celle de Mahomet. Brisant un lien que les Arabes respectent plus qu'aucun autre, le Prophète se sépara de sa tribu, vint s'établir à Médine avec ses sectateurs de la Mecque qui prirent dès lors le nom de Réfugiés, déchaîna contre ses contribules la verve mordante des poètes médinois, et proclama la guerre sainte. Animés par un zèle enthousiaste et méprisant la mort parce qu'ils étaient sûrs d'aller en paradis s'ils étaient tués par les idolâtres, les Aus et les Khazradj, désormais confondus sous le nom de Défenseurs, firent des prodiges de vaillance. La lutte entre eux et les païens de la Mecque se prolongea pendant huit ans. Dans cet intervalle, la terreur que les armes musulmanes répandaient


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<p>24</p>

Caussin, t. II, p. 78.

<p>25</p>

Moallaca d'Amr ibn-Colthoum.

<p>26</p>

Raihân, fol. 105 v.

<p>27</p>

Ibn-Khaldoun, Prolég. (XVII), p. 296.