Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau
Читать онлайн книгу.qu'avec un petit frisson taquin il se demandait s'il sortirait de la bibliothèque, par la porte ou par la fenêtre, il tournait ses pouces d'un air bonasse.
A la fin, le comte, se faisant une violence inouïe, la plus dure de son existence, se décida pour le parti de la prudence.
Il s'arrêta brusquement devant le placeur, et sans prendre la peine de dissimuler son dégoût, d'une voix brève, il dit:
– Finissons!.. Combien voulez-vous vendre ces papiers?
B. Mascarot eut la mine contrite de l'honnête homme méconnu.
– Oh!.. monsieur le comte, protesta-t-il, pouvez-vous bien me croire complice…
M. de Mussidan haussa les épaules.
– Au moins, interrompit-il, faites-moi l'honneur de m'accorder autant d'intelligence qu'à vous… Quelle somme exigez-vous?
Pour la première fois depuis son entrée, le placeur parut embarrassé, il hésita.
– On ne veut pas d'argent, dit-il enfin.
– Pas d'argent!.. fit le comte surpris, que voulez-vous donc?
– Une chose qui n'est rien pour vous, qui est énorme pour ceux qui m'envoient. Je suis chargé de vous dire que vous pouvez dormir tranquille, si vous consentez à rompre les projets d'union qui existent entre Mlle de Mussidan et M. de Breulh-Faverlay. Les feuillets du journal de M. de Clinchan vous seront restitués le jour du mariage de Mlle Sabine avec tout autre prétendant que vous choisirez.
Ces exigences, au moins bizarres, étaient si loin des prévisions du comte qu'il demeurait immobile, comme pétrifié.
– Mais c'est de la folie! murmura-t-il.
– Rien jamais n'a été plus sérieux.
Tout à coup M. de Mussidan tressaillit; un soupçon atroce venait de traverser son esprit.
– Voudriez-vous, demanda-t-il, oseriez-vous me présenter et m'imposer un gendre?..
L'honorable placeur se redressa.
– J'ai assez d'expérience, monsieur, répondit-il, pour être certain que jamais vous ne consentiriez à sacrifier votre fille à votre salut.
– Mais alors…
– Vous vous êtes mépris, monsieur le comte, sur le mobile du mes clients. Ils vous menacent, c'est vrai, mais c'est à M. de Breulh qu'ils en veulent. Ils ont juré qu'il n'épouserait pas une jeune fille qui aura près d'un million de dot. Leurs procédés à votre égard sont ceux de misérables, leur but pourrait presque s'avouer.
Tel était l'étonnement de M. de Mussidan, que, sans y prendre garde, il donna une apparence toute nouvelle à l'entretien.
Il résistait encore, mais sans passion. Il répondait bien plutôt aux objections de son esprit qu'à son interlocuteur.
– M. de Breulh a ma parole, dit-il.
– Un prétexte n'est pas difficile à trouver.
– La comtesse de Mussidan tient beaucoup à ce mariage. Elle en parle sans cesse, je trouverai de ce côté bien des obstacles.
Le placeur jugea sage de ne pas répondre.
– Enfin, continua le comte, je crains que ma fille ne ressente un grand chagrin de cette rupture.
Grâce à Florestan, B. Mascarot connaissait la valeur de cette objection.
– Oh!.. fit-il. Une jeune demoiselle du rang de Mlle Sabine, à son âge, avec son éducation, ne saurait avoir des impressions bien profondes.
Pendant un quart d'heure encore, le comte lutta. Subir la loi de vils coquins abusant d'un secret volé l'humiliait affreusement.
Mais il était pris. Il était à la merci de ces gens. Il céda.
– Soit, fit-il, ma fille n'épousera pas M. de Breulh.
B. Mascarot triomphait, mais sa physionomie pour cela ne changea pas. C'est à reculons qu'il sortit, saluant plus bas que jamais, outrant les témoignages de respect.
Mais en descendant l'escalier, il se frotta les mains.
– Si Hortebize a réussi comme moi, murmurait-il, l'affaire est dans le sac.
VI
Pour être admis à l'honneur de présenter ses hommages à Mme la comtesse de Mussidan, le docteur Hortebize n'avait besoin d'aucun des expédients imaginés par son ami Mascarot pour arriver jusqu'au comte.
Dès qu'il parut, c'est-à-dire cinq minutes après l'entrée du placeur, les deux valets de pied qui bâillaient dans le grand vestibule reconnurent en lui l'homme du monde, l'hôte de la maison.
Cependant, leur ton, le regard qu'ils échangèrent en disant: – «Oui, Mme la comtesse reçoit,» auraient donné à réfléchir à un visiteur moins complétement initié que le docteur aux détails de l'intérieur.
La physionomie des valets trahissait la surprise profonde qu'ils éprouvaient d'avoir à répondre:
– Mme la comtesse est ici.
C'était, en effet, une rare aventure, presque un miracle.
Jamais un des amis de Mme de Mussidan, ayant à lui parler, ne s'aviserait de venir sonner à sa porte. A quoi bon?
On peut espérer la rencontrer à l'Exposition, aux courses, aux séances de l'Académie, au restaurant, au théâtre, dans un magasin; on la trouve aux cours publics, à une répétition de l'Opéra, dans les ateliers en renom, chez le professeur qui fait entendre un ténor qu'il vient de découvrir, partout en un mot, excepté chez elle.
Elle est de ces femmes qu'un esprit inquiet, remuant, incapable de se poser, mobile à l'excès, curieux de futilités, mène et mène furieusement.
Son mari, sa fille, sa maison n'ont jamais un moment occupé sa pensée. Elle a bien d'autres soucis, vraiment! Elle quête pour les pauvres, elle préside une société de «filles repenties,» elle aide à administrer un hospice de vieillards.
Avec cela, son désordre est de ceux qui viennent vite à bout des plus immenses fortunes. C'est à se demander si elle a une notion, la plus vague, de la valeur de l'argent.
Les poignées de louis, entre ses mains, fondent comme des poignées de neige. Qu'en fait-elle? Nul ne le sait. Elle-même ne saurait le dire.
A tous ces travers, on attribue les relations pénibles du comte et de la comtesse de Mussidan.
Marié, le comte a toutes les charges du mariage sans en avoir les bénéfices. Il a une maison montée et pas d'intérieur.
On assure que pendant des années, chaque jour, à chaque repas, il a attendu sa femme. Elle arrivait ou elle n'arrivait pas.
De guerre lasse, il s'est résigné à manger à son club et à vivre tout à fait en garçon.
Tout cela, le docteur le savait, avec bien d'autres choses encore, aussi est-ce sans la moindre préoccupation qu'il suivit le valet chargé d'ouvrir la porte du grand salon et d'annoncer.
Il est splendide, ce salon, très vaste, d'une hauteur de plafond désormais inusitée, et meublé avec une richesse extrême.
Et pourtant il est froid et triste. On sent dès le seuil que personne ne s'y tient jamais.
A demi étendue sur une causeuse, devant la cheminée, la comtesse de Mussidan lisait.
A la vue du docteur, elle se leva, laissant échapper une exclamation de plaisir.
– Que c'est donc aimable à vous, docteur, de me venir visiter.
Elle disait cela, et en même temps elle faisait signe au domestique d'avancer un fauteuil.
Assez grande, svelte, la comtesse de Mussidan garde, à quarante-cinq ans passés, la tournure d'une jeune fille.
Sa chevelure est encore d'une abondance extrême, et grâce à sa nuance, d'un blond cendré, on ne distingue