Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau

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Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau


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la canne dont il s'était armé.

      Un spectre, se dressant devant lui, les bras étendus pour protéger le placeur ne l'eût pas plus vivement impressionné.

      – Montlouis!.. murmura-t-il, Montlouis!..

      Mais déjà B. Mascarot, assuré désormais du succès de sa négociation avait repris l'humble attitude du solliciteur.

      – Croyez, monsieur le comte, prononça-t-il, qu'il ne m'a pas fallu moins que l'imminence du danger, pour me décider à prononcer ce nom qui éveille en vous les plus pénibles souvenirs.

      M. de Mussidan paraissait à peine entendre. C'est en chancelant qu'il avait regagné son fauteuil.

      – Ce n'est pas moi, continuait le placeur, qui jamais aurais conçu la pensée de m'armer contre vous d'un accident… malheureux. Voyez en moi ce que je suis réellement, un intermédiaire entre des gens que je méprise, et vous, pour qui je professe le plus profond respect.

      Grâce à une énergie de volonté peu commune, M. de Mussidan avait réussi à rendre à ses yeux et à sa physionomie leur expression habituelle.

      – En vérité, monsieur, dit-il, d'un ton qu'il s'efforçait de rendre indifférent, je ne vous comprends pas. Mon émotion n'est que trop explicable. Un jour, à la chasse, j'ai eu le malheur affreux de tuer un pauvre garçon, mon secrétaire, qui portait le nom que vous dites. Les tribunaux ont été appelés à se prononcer sur cet horrible événement, et, après avoir entendu les témoins, ils ont jugé que ce n'était pas à moi, mais à la victime, qu'on devait imputer l'imprudence.

      Le sourire de B. Mascarot devenait si ironique et si éloquent à la fois que M. de Mussidan s'arrêta.

      – Ceux qui m'envoient, répondit le placeur, savent ce qui a été dit devant les juges. Malheureusement, ils connaissent le fait vrai, celui que trois hommes d'honneur avaient juré de taire et de cacher à tout prix.

      Le comte, sur son fauteuil, eut un tressaillement; mais M. Mascarot ne voulut pas s'en s'apercevoir.

      – Rassurez-vous, monsieur le comte, poursuivit-il. Ce n'est pas volontairement que vos témoins ont trahi leur serment. La Providence, en ses desseins mystérieux…

      – Au fait, monsieur, interrompit le comte d'une voix frémissante; au fait!..

      Jusqu'alors M. Mascarot avait parlé debout.

      Voyant que bien décidément on ne lui offrirait pas de siège, il s'avança familièrement un fauteuil et s'assit.

      A cette audace, M. de Mussidan frémit de colère, mais il n'osa rien dire. Et cette résignation seule eut suffi pour lever tous les doutes du placeur s'il en eût eu encore.

      – J'arrive, dit-il. L'événement auquel nous faisons allusion avait deux témoins: un de vos amis d'abord, le baron de Clinchan, puis un de vos valets de pied, un certain Ludovic Trofeu, actuellement piqueur chez M. le comte de Commarin.

      – J'ignore ce qu'est devenu Ludovic.

      – Mais nos gens le savent, monsieur le comte. Ce Ludovic, lorsqu'il vous promettait un silence éternel, était garçon. Marié, quelques années plus tard, il a tout raconté à sa jeune femme, tout absolument. Cette femme, qui a mal tourné, a eu des amants, et c'est par l'un d'entre eux que la vérité est arrivée jusqu'aux oreilles de ceux qui m'envoient.

      – Et c'est sur la parole d'un valet, s'écria le comte, sur le rapport d'une fille perdue, qu'on ose m'accuser, moi!..

      Pas un mot d'accusation directe n'avait été prononcé, et déjà M. de Mussidan se défendait. Le digne placeur le remarquait bien.

      – On a mieux que la parole de Ludovic, dit-il.

      – Ah! fit le comte, qui était bien sûr de son ami, oserez-vous me dire que M. de Clinchan a parlé.

      Il fallait que son trouble fût immense, car lui, l'homme du monde, si fin, le grand seigneur rompu à toutes les dissimulations, il ne remarquait pas la perfidie des questions de son adversaire, il ne s'apercevait pas que chacune de ses réponses était une arme qu'il fournissait contre lui.

      – Non, répondit l'honorable placeur, le baron n'a pas parlé, il a fait pis, il a écrit.

      – C'est faux!..

      B. Mascarot, qui n'en est pas à un démenti près, ne broncha pas.

      – M. de Clinchan a écrit, insista-t-il, seulement il croyait bien n'écrire que pour lui seul. M. de Clinchan, vous ne pouvez l'ignorer, monsieur le comte, est l'homme le plus méthodique de la terre, soigné et ordonné jusqu'à la puérilité.

      – C'est connu, passez.

      – En ce cas, vous ne serez pas surpris d'apprendre que, depuis l'âge de raison, M. de Clinchan tient registre de sa vie. Chaque soir, il relaie sur son journal l'état de sa santé, les variations de la température, les moindres incidents de sa journée inoccupée.

      En effet, le comte connaissait cette particularité, qui avait valu à son ami plus d'une plaisanterie.

      Maintenant il commençait à entrevoir le péril.

      – En apprenant les révélations de Ludovic, continua M. Mascarot, nos gens ont pensé que, si le fait était vrai, on en trouverait une mention sur le journal de M. de Clinchan. Grâce à des prodiges d'adresse et d'audace, ils ont eu entre les mains, pendant une journée, le volume de ce journal correspondant à l'année 1842.

      – Infamie!.. murmura le comte.

      – Ils ont cherché et ils ont rencontré non pas une mention, mais trois.

      M. de Mussidan eut un mouvement si violent que le brave placeur, un peu effrayé, recula son fauteuil.

      – Des preuves, disait le comte, des preuves!

      – Rien n'a été oublié. Avant de remettre en place le volume, on en a arraché les trois feuillets qui vous concernent. C'est aisé à vérifier…

      – Où sont ces pages?

      B. Mascarot prit son grand air d'honnête homme indigné.

      – On ne me les a pas remises, fit-il, sans cela!.. mais on les a fait photographier et on m'en a confié une épreuve, afin de vous mettre à même d'examiner l'écriture.

      Il présentait en même temps trois épreuves d'une admirable netteté.

      Longtemps le comte les examina avec la plus scrupuleuse attention, et c'est d'une voix qui trahissait son découragement, qu'il dit:

      – Oui, c'est bien l'écriture de Clinchan.

      Pas un des muscles de la terne figure du placeur ne trahit la joie qu'il ressentait.

      – Avant tout, reprit-il, je crois indispensable de prendre connaissance de la relation de M. de Clinchan. Monsieur le comte désirerait-il la parcourir lui-même, ou veut-il que je lui en donne lecture.

      – Lisez! répondit M. de Mussidan, qui plus bas ajouta: Je n'y vois plus.

      Le placeur, pour obéir, traîna son fauteuil près des bougies.

      – A en juger par le style, observa-t-il, M. de Clinchan doit avoir rédigé ceci le soir même de l'accident. Enfin, je commence:

      «AN 1842. —26 octobre.– Aujourd'hui, de grand matin, je suis parti pour chasser avec Octave de Mussidan. Nous étions suivis du piqueur Ludovic et d'un brave garçon nommé Montlouis, que Octave dresse pour en faire son futur intendant.

      «La journée promettait d'être superbe. A midi, j'avais déjà trois lièvres. Octave était d'une gaîté folle.

      «Vers une heure, nous traversions les taillis de Bivron. J'allais devant, à cinquante pas, avec Ludovic, lorsque des éclats de voix nous font nous retourner. Octave et Montlouis avaient une discussion de la dernière violence, et nous voyons le comte lever la main sur son futur intendant.

      «J'allais accourir, quand je vois Montlouis venir vers nous. Je lui crie: Qu'y a-t-il?

      «Au lieu de me répondre,


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