Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau
Читать онлайн книгу.de ce qu'elle croit être le plaisir, revenir à son Paul. Oui, tu la verras le poursuivre, l'obséder, s'acharner comme s'acharnent les femmes de cette sorte qui ne redoutent rien, et venir le réclamer jusqu'aux pieds de Flavie.
– Qu'elle ne s'en avise jamais! fit le doux placeur d'un ton menaçant.
– Quoi! Que feras-tu? L'empêcheras-tu de parler? Elle connaît Paul, elle, depuis son enfance; elle a connu sa mère, elle a été élevée près de lui, dans la même rue peut-être. Crois-en ma vieille expérience, surveille de ce côté.
– Il suffit, je prendrai mes mesures.
Il suffisait, en effet, pour B. Mascarot, de connaître un danger pour le prévenir. Un bon averti, dit-on, en vaut deux; quand il est prévenu, lui, il en vaut quatre.
– Mon second «seulement», poursuivit le prévoyant docteur, m'est inspiré par ce protecteur mystérieux dont ce jeune homme t'a parlé. Son père est mort, prétend-il, sa mère le lui a juré… soit, je consens à le croire. Mais alors, qu'est-ce que cet inconnu qui servait une rente à Mme Violaine? Un sacrifice immédiat, si gros qu'il soit, ne prouve rien. Un dévoûment si persévérant me taquine.
– Tu as raison, docteur, raison mille fois. Là est le défaut de la cuirasse. Mais je veille, mon ami, mais je cherche.
Le docteur commençait à se lasser, il était aisé de le voir.
– Ma troisième objection, poursuivit-il, est peut-être la plus forte. Il va falloir utiliser ce garçon dès demain sans avoir eu le loisir de le disposer à son rôle, sans l'avoir préparé. S'il allait être honnête, par hasard!.. Si à tes propositions les plus éblouissantes, il répondait par un non bien ferme et bien catégorique!..
A son tour, M. Mascarot se leva.
– Cette supposition, déclara-t-il du ton le plus dégagé, n'est pas admissible.
– Pourquoi?
– Parce que, docteur, lorsque Tantaine, après avoir trié ce garçon entre mille, nous l'a amené, il l'avait étudié. Tu ne l'as donc pas étudié, lorsque je le faisais poser pour toi? Il est plus faible et plus volage qu'une femme, vaniteux comme un faiseur de romans qu'il est, dévoré de convoitises et honteux d'être pauvre. Va, entre mes mains, il prendra telle forme que je voudrai, comme la cire sous les doigts du modeleur. Ce qu'il faudra qu'il soit, il le sera.
M. Hortebize ne voulait pas discuter.
– Es-tu sûr, dit-il simplement, que Mlle Flavie ne soit pour rien dans ton choix?
– Sur cet article, répondit le placeur, tu me permettras de ne pas m'expliquer…
Il s'interrompit prêtant l'oreille.
– On a frappé, je crois, fit-il, écoute…
Le bruit s'étant renouvelé, le docteur s'apprêtait à s'esquiver, M. Mascarot le retint.
– Reste, dit-il, c'est Beaumarchef.
Et au lieu de répondre, il appuya le doigt sur un timbre de vermeil, – encore un présent, sans doute, – qui brillait au milieu de ses paperasses.
Le digne placeur ne s'était pas trompé.
L'ancien sous-off, il aimait à se qualifier ainsi lui-même, parut presque aussitôt.
D'un air moitié respectueux, moitié familier, il salua militairement – la main au front, le coude à la hauteur de l'œil, – le docteur d'abord, puis son associé qu'il appelle son patron.
– Eh bien! Beaumar, lui demanda gaîment le docteur, nous buvons donc toujours des petits verres?
L'ex-sous-off, – fait prodigieux – rougit autant qu'une fillette prise par sa maman le doigt dans le pot aux confitures.
– Oh!.. si peu, monsieur le docteur, répondit-il modestement, si peu!..
– Trop encore, Beaumar, beaucoup trop, penses-tu que je ne le vois pas? Mais regarde donc ton teint, malheureux, ton nez, tes paupières enflammées!..
– Cependant, monsieur le docteur, je vous assure…
– Si ce n'était que cela, encore! Mais tu sais ce que je t'ai dit: tu es menacé d'un asthme. Quand tu feras: non, avec ta tête, c'est comme cela. Vois comme tu es essoufflé, examine les mouvements des muscles pectoraux, décélant une obstruction du poumon…
– C'est que j'ai couru, monsieur le docteur.
Mais cette consultation ne pouvait être du goût de M. Mascarot.
– Si Beaumar est hors d'haleine, interrompit-il, c'est qu'il a dû jouer des jambes. Il avait à réparer une inexcusable ineptie. Voyons ton expédition, Beaumar?
L'ancien sous-officier aimait bien mieux cela que les observations taquines du docteur Hortebize.
– Nous la tenons, patron! répondit-il d'un air triomphant.
– Ce n'est pas malheureux.
– Qui tenez-vous? interrogea le docteur.
D'un doigt placé sur sa bouche, M. Mascarot fit à son ami un signe d'intelligence, et, d'un ton leste qui ne lui est pas habituel, il répondit:
– Caroline Schimer, une ancienne servante de l'hôtel de Champdoce, qui a un petit renseignement à me donner. Continue, Beaumar, comment l'avez-vous rattrapée?
– Grâce à une idée qui m'est venue, patron.
– Peste! si tu te mets à avoir des idées, maintenant.
Le sieur Beaumarchef se rengorgea.
– C'est comme cela, répondit-il. En sortant de la maison, avec Toto-Chupin, je me suis dit: notre gaillarde a dû remonter la rue, mais il est impossible qu'elle soit allée jusqu'au boulevard sans entrer chez un marchand de vins.
– Bien raisonné! approuva le docteur.
– En conséquence, Toto et moi, nous avons examiné tous les débits devant lesquels nous passions. Bien nous en a pris. Arrivés rue du Petit-Carreau, nous avons aperçu notre Caroline chez un marchand de tabac qui vend des liqueurs.
– Et Toto a pris la piste!
– C'est-à-dire, patron, qu'il a juré qu'il marcherait dans son ombre jusqu'à ce qu'on lui crie: assez! De plus, il nous fera parvenir un rapport tous les jours.
M. Mascarot se frottait les mains.
– Bonne revanche! prononça-t-il. Beaumar, je suis content de toi.
Le compliment parut enchanter l'ancien sous-officier. Il s'essuya le front, mais ne se retira pas.
– Ce n'est pas tout, patron, commença-t-il.
– Quoi encore?
– J'ai rencontré en bas La Candèle, qui revenait de la place du Petit-Pont, vous savez?..
– Ah!.. qu'a-t-il vu?
– Il a vu la jeune personne s'envoler dans un coupé à deux chevaux. Naturellement, il l'a suivie. Elle est maintenant installée rue de Douai, dans un appartement qui est tout ce qu'on peut voir de plus splendide, a dit le concierge. Ah! patron, il paraît qu'elle est supérieurement jolie, cette jeune personne! La Candèle était comme un fou, en en parlant. Il prétend qu'elle a des yeux!.. Oh! mais des yeux… à faire descendre un homme de l'impériale d'un omnibus.
A cette description, le regard du docteur pétilla.
– C'est donc vrai, demanda-t-il, ce que nous a conté ce vieux roquentin de Tantaine?
Mais ce n'est pas l'austère placeur qui s'arrête jamais aux bagatelles.
– C'est vrai, répondit-il en fronçant le sourcil, et cela prouve, Hortebize, la justesse de ton objection de tout à l'heure. Oui, c'est un danger qu'une fille si furieusement belle, que tout le monde la remarque. Poussé par elle, le jeune idiot qui l'a enlevée pourrait bien devenir très gênant.
M. Beaumarchef osa toucher le bras de son patron, il était