Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau
Читать онлайн книгу.pas de jouir encore d'une réputation incontestable d'homme superbe.
Sa besogne, qui consistait à écrire des noms à la suite les uns des autres, ne l'empêchait nullement de répondre juste à la femme placée devant lui.
Cette cliente, qui, par sa mise, tenait le milieu entre la cuisinière et la marchande des Halles, était ce qu'à Paris on appelle une forte commère.
Elle ponctuait ses phrases de larges prises de tabac. Elle s'exprimait avec un accent alsacien des plus prononcés.
– Finissons-en, disait le sieur Beaumarchef; voulez-vous réellement vous replacer?
– Oui, là, vraiment.
– Vous en disiez autant, la dernière fois que vous êtes venue, il y a plus de six mois. On vous trouve une bonne condition, vous y entrez et paf!.. le troisième jour vous rendez votre tablier, sans raison.
– Alors, je n'étais pas dans le besoin.
– Et à cette heure?
– C'est différent, je commence à voir la fin de mes économies.
M. Beaumarchef posa sa plume, et regardant finement la grosse femme comme s'il eût cherché la confirmation de quelque soupçon, il dit lentement:
– Vous aurez fait quelque folie!
Elle détourna la tête, et, sans répondre directement, se mil à se répandre en plaintes sur la dureté des temps, sur la ladrerie des maîtres, sur la rapacité des jeunes dames qui ne permettent plus à leurs cuisinières de faire danser l'anse du panier, se chargeant très bien elles-mêmes de ce soin.
Beaumarchef approuvait de la tête, exactement comme un quart d'heure plus tôt il donnait raison à une bourgeoise qui se plaignait amèrement des serviteurs. Son état d'intermédiaire exige cette diplomatie.
Cependant, la grosse femme avait fini. Elle sortit d'un porte-monnaie bien garni le prix de l'inscription, le posa sur la table, et dit:
– Allons, mon bon monsieur Beaumar, prenez mon nom. Caroline Schimel, et tâchez de me trouver une bonne maison. Mais rien que pour la cuisine, vous m'entendez. Je fais le marché moi-même, et je n'aime pas à avoir la patronne sur le dos.
– C'est bien; on cherchera.
– Ah! si vous me trouviez un homme veuf! cela m'irait assez, ou bien encore une toute jeune femme avec un mari très vieux… Enfin, faites comme pour vous; je repasserai après-demain.
Et, humant une prise de tabac plus forte que les autres, elle se retira.
Paul, qui avait écouté, était confondu et aussi humilié que possible. C'est grâce au père Tantaine, pourtant, qu'il se trouvait attendre en ce lieu en pareille compagnie. Et attendre quoi?..
Déjà il cherchait un prétexte honnête pour s'éloigner, résolu à ne plus revenir, quand la porte du fond s'ouvrit, donnant passage à deux hommes qui, sur le point de se séparer, achevaient une conversation.
L'un, jeune, élégamment vêtu, avec cette mine suffisante et cette désinvolture facile que d'aucuns prennent pour le suprême bon ton. Plusieurs ordres étrangers illustraient sa boutonnière.
L'aspect de l'autre était celui d'un bon vieil avoué de petite ville. Il portait une chaude douillette de mérinos brun, avait aux pieds des chaussures fourrées, et gardait sur la tête une calotte de velours, brodée sûrement par une main bien chère. Sa barbe rude, soigneusement taillée, s'appuyait sur une épaisse cravate blanche, et la délicatesse de sa vue lui imposait des lunettes bleues.
– Ainsi, cher maître, disait le jeune homme, je puis espérer, n'est-ce pas? Mon intérêt vous répond de moi. N'oubliez pas combien la situation est tendue!..
– Je vous l'ai dit, monsieur le marquis, répondait l'homme à cravate blanche, si j'étais le maître, ce serait: oui; mais je dois consulter mes associés.
– Enfin, cher monsieur, conclut l'élégant, je compte sur vous.
Paul s'était levé, réconcilié avec la maison, à la vue de ce jeune homme si décoré. – L'autre, pensait-il, qui a une si bonne figure et les dehors d'un homme de loi, doit être M. B. Mascarot.
Le marquis sortit, Paul allait se présenter, quand Beaumarchef, le devançant, vint se placer devant l'homme à la cravate blanche:
– Devinez, patron, lui dit-il respectueusement, qui je viens de voir?
– Qui cela? Parle.
– Caroline Schimel, vous savez…
– L'ancienne domestique de la duchesse de Champdoce?
– Précisément.
M. Mascarot eut une exclamation de joie.
– Voilà un vrai bonheur! s'écria-t-il; où demeure-t-elle?
Cette question, si naturelle, consterna Beaumarchef. Lui qui toujours, – oui, toujours, puisque c'était la consigne, demande l'adresse de ses clientes, il n'avait pas demandé celle de Caroline.
L'aveu de cet oubli fit bondir M. Mascarot, même il s'oublia jusqu'à lâcher un juron qui eût fait frémir un charretier.
– Sacrebleu! criait-il, on n'est pas inepte et sot à ce point. Voici une fille que, depuis cinq mois, je cherche par tout Paris, tu le sais, le hasard nous la livre et tu la laisses échapper!
– Elle reviendra, patron, elle l'a dit; elle ne voudra pas perdre l'argent de l'inscription.
– Eh! elle se moque bien de dix sous ou de dix francs. Elle reviendra si c'est sa fantaisie, sinon… une fille qui boit, qui est à moitié folle…
Mais voici que Beaumarchef, enflammé d'un espoir soudain, avait pris son chapeau.
– Elle ne fait que partir, dit-il, je cours; je suis capable de la rejoindre.
Il s'élançait, M. Mascarot le retint.
– Attends, fit-il, tu n'es pas le limier qu'il faut. Prends avec toi Toto-Chupin; qu'il campe-là ses marrons. Et si vous rattrapez cette coquine, ne lui parlez pas, mais qu'il la suive et qu'il ne la lâche plus. Je veux savoir heure par heure tout ce qu'elle fait!.. tout, tu m'entends!..
Beaumarchef dehors, B. Mascarot continua à donner cours à sa mauvaise humeur.
– Être servi comme cela, disait-il, quelle misère! Ah! il faudrait pouvoir faire tout soi-même. Je m'épuise à étudier une énigme indéchiffrable, et cette ivrognesse en a certainement le mot!..
Il était bien évident pour Paul qu'il n'avait pas été aperçu. Honteux de son indiscrétion involontaire, il prit le parti de tousser.
M. Mascarot se retourna menaçant, terrible.
– Vous m'excuserez… commença Paul.
Mais déjà le placeur avait repris sa bonne et honnête figure.
– Ah! j'y suis, fit-il, monsieur Paul Violaine, n'est-ce pas?
Le jeune homme s'inclina.
– Eh bien! reprit M. Mascarot, je suis à vous à la minute.
Il disparut vivement par la porte du fond, et Paul avait à peine eu le temps de se remettre qu'il s'entendit appeler.
– M. Paul!.. Par ici, je vous prie, je n'ai pas de secrets pour vous!
Comparé à la pièce d'entrée, à l'agence proprement dite, le cabinet particulier de M. B. Mascarot est un séjour de délices et de splendeurs.
On voit que les carreaux des fenêtres sont lavés quelques fois, le papier vert de la tenture est propre, il y a un tapis à terre.
Aussi, combien de clients, parmi les meilleurs, peuvent se vanter d'avoir mis le pied dans ce sanctuaire? Extraordinairement peu.
Les affaires courantes du matin, à l'heure de la halle, se brassent en public autour de la table de M. Beaumarchef. Les négociations qui exigent plus de précautions se traitent à voix basse, dans le crépuscule du «confessionnal!»
Mais