Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau
Читать онлайн книгу.rue, il s'orienta, examina les magasins des environs, et, sans hésiter, il marcha droit à la boutique d'un épicier qui fait presque le coin de la rue du Petit-Pont et de la rue de la Bûcherie.
Cet épicier, grâce à un certain vin que lui fabrique un chimiste de Bercy, et qu'il vend neuf sous le litre, jouit dans le quartier d'une vogue bien légitime.
Il est petit, gros, court, rouge, irritable, plein d'importance; il porte des favoris à l'anglaise, est veuf, sergent de la garde nationale et répond au nom de Mélusin.
Cinq heures, dans les quartiers pauvres, c'est en hiver le moment du «coup de feu» pour les boutiquiers.
Les ouvriers reviennent de leur chantier et les femmes qui ont quitté leur travail à la nuit hâtent les préparatifs du souper.
M. Mélusin était donc si fort affairé au milieu de ses pratiques, recevant et rendant, surveillant, criant après ses garçons, qu'il ne remarqua pas l'entrée du père Tantaine.
L'eût-il remarqué, il ne se serait pas dérangé pour un acheteur aussi misérablement vêtu.
Mais le vieux clerc d'huissier avait en sortant de l'hôtel du Pérou, quitté ses apparences humbles et bénignes. Se plaçant dans le coin le moins encombré de la boutique, c'est d'un ton impératif qu'il appela:
– Monsieur Mélusin!..
L'épicier, surpris, laissa tout pour accourir.
– Tiens! ce bonhomme qui me connaît, se disait-il, sans penser que son nom brille en lettres d'un demi-pied au-dessus de la devanture.
Le père Tantaine ne lui laissa pas le loisir de demander des explications.
– Monsieur, commença-t-il avec un bel accent d'autorité, n'est-il pas venu ici il n'y a qu'un moment une jeune femme qui a changé un billet de 500 francs?
– Oui, monsieur, oui, répondit Mélusin, mais comment avez-vous pu savoir…
Il s'interrompit pour se donner sur la tête un grandissime coup de poing et reprit vivement:
– J'y suis!.. un vol a été commis, n'est-il pas vrai, et vous êtes sur la piste du voleur. Connu!.. Faut-il vous le dire? Quand cette jeune fille qui avait l'extérieur d'une pauvresse a changé ce billet, j'ai conçu un soupçon. Je l'ai observée attentivement et j'ai remarqué que sa main tremblait.
– Excusez, interrompit le père Tantaine, je ne vous ai point dit qu'il s'agit d'un vol. Reconnaîtriez-vous cette jeune fille?
– Comme moi-même, si je me rencontrais, oui, monsieur. Une créature superbe, avec des cheveux!.. A telles enseignes que je l'avais distinguée déjà, car elle vient ici quelquefois, et j'ai de fortes raisons de croire qu'elle habite un hôtel borgne de la rue de la Huchette.
Le boutiquier parisien n'aime pas toujours les agents qui dressent contre lui des procès-verbaux lorsqu'il se trouve en contravention.
Cependant, encouragé par la pensée de rendre service à la société, il aide volontiers les investigations. Pour faciliter une capture importante, il est capable de traits héroïques, comme de manquer la vente, par exemple.
– Voulez-vous, continuait M. Mélusin, que j'envoie un de mes garçons aux informations, faut-il requérir des sergents de ville.
– Inutile… cher monsieur, répondit le vieux clerc d'huissier, et même, je vous serais obligé de me garder le secret jusqu'à nouvel ordre.
– Oh! je comprends, une indiscrétion pourrait donner l'éveil.
– Juste! Seulement, je vous demanderai, si vous avez conservé ce billet, la permission d'en prendre le numéro d'ordre. Je vous prierai aussi d'inscrire ce numéro sur vos livres, avec une petite mention, à la date d'aujourd'hui. Autant que possible il faut tout prévoir.
– Et mes livres feraient foi devant le tribunal, n'est-il pas vrai? Je le crois bien, les livres d'un négociant!.. Vous voyez que je suis au courant. Une minute et je suis à vous.
Tout se passa ainsi que l'avait souhaité le bonhomme et rapidement.
Du reste, M. Mélusin ne le laissa pas s'éloigner sans toutes sortes de politesses. Il le reconduisit jusque sur le seuil de sa boutique, et le suivit des yeux, convaincu qu'il venait de rendre un service éminent à un employé supérieur de la préfecture déguisé en mendiant.
Mais qu'importait au père Tantaine l'opinion qu'on pouvait avoir de lui!
Il avait gagné la place du Petit-Pont et paraissait y chercher quelqu'un. Déjà il en avait fait deux fois le tour, scrutant les coins sombres, lorsqu'il laissa échapper une exclamation de satisfaction; il avait aperçu celui qu'il venait retrouver.
C'était un affreux garnement d'une vingtaine d'années, n'en paraissant guère que quinze ou seize, maigre, dégingandé, mal bâti.
Il se tenait posté à l'angle du quai Saint-Michel et du Petit-Pont, et effrontément demandait l'aumône, guettant de l'œil les sergents de ville, sans souci du réverbère qui l'éclairait en plein.
Du premier coup, on reconnaissait en lui l'œuvre malsaine de la civilisation des grandes villes, l'ancien gamin de Paris, qui, à huit ans, fumait les bouts de cigares ramassés à la porte des cafés et se grisait avec de l'eau-de-vie.
Ses cheveux, d'un jaune sale, étaient déjà rares, il avait le teint flétri et plombé, un rictus ironique contractait sa large bouche à lèvres plates, et la plus cynique audace flambait dans ses yeux.
Vêtu d'une blouse grisâtre, il en avait relevé la manche droite et exposait à nu un bras tordu, rabougri, contorsionné, hideux à point pour exciter la commisération des passants.
Il psalmodiait en même temps une légende monotone où sans cesse les mêmes mots revenaient: «Pauvre ouvrier… vieille mère à nourrir… incapable de travailler… estropié par une machine.»
Le père Tantaine marcha droit à ce bon pauvre, et, d'un vigoureux revers de main, appliqué sur la tête, fit sauter sa casquette à trois pas.
L'autre se retourna furieux; mais, apercevant le bonhomme, il sembla fort penaud et murmura:
– Pincé!..
Aussitôt grâce à une brusque contraction de l'épaule, il détordit son bras, aussi droit et aussi sain que l'autre, en réalité, rabattit sa manche et ramassa sa casquette.
– C'est donc ainsi, reprit le père Tantaine, que tu exécutes les commissions dont on te charge!
– Quoi!.. elle est faite depuis longtemps, votre commission!
– Ce n'est pas une excuse. Grâce à ma recommandation, M. Mascarot t'a procuré une bonne position, n'est-ce pas? Je te fais assez souvent gagner de l'argent; ainsi, tu ne manques de rien. Il était convenu que tu ne mendierais plus.
– Excusez, bourgeois, je n'en fais plus mon état. Seulement, dame! il fallait bien tuer le temps en vous attendant. D'abord, c'est plus fort que moi, je ne peux pas rester sans rien faire. J'ai récolté sept sous. C'est toujours ça…
– Toto-Chupin, prononça gravement le vieux clerc d'huissier, Toto-Chupin, vous finirez mal; c'est moi qui vous le prédis. Mais arrivons au fait. Qu'as-tu vu?
Ils avaient quitté le coin du pont et remontaient lentement le quai désert, le long des vieux bâtiments de l'Hôtel-Dieu.
– J'ai vu bourgeois, ce que vous m'aviez annoncé, répondait le garnement. A quatre heures précises, une voiture est arrivée sur la place et s'y est arrêtée comme pour y prendre racines, tenez là-bas, en face de la boutique du perruquier. Voiture flambante, cheval superbe, cocher très bien mis!..
– Passe. Il y avait quelqu'un dans la voiture?
– Naturellement. J'y ai reconnu le particulier que vous m'avez dit. Bien vêtu, ma foi! Chapeau rogné, tout plat, pantalon clair, en fourreau de parapluie, veston court, oh! mais d'un court… enfin, le dernier genre. Pour plus de sûreté, comme il faisait déjà sombre, je suis allé le regarder sous le nez. Il était descendu de voiture, vous