Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau
Читать онлайн книгу.lieu de répondre, l'ancien sous-officier tomba en garde, fit deux appels du pied et se fendit en criant d'un ton de prévôt de régiment:
– Une, deux!.. Du liant, donc!.. Une, deux, dégagez, filez droit!.. Et voilà.
– Une querelle de Prussien, murmura le placeur, un duel!.. La fille ne nous en resterait pas moins sur les bras. D'ailleurs, les moyens violents me répugnent, ils sont compromettants.
Il réfléchit un moment, puis, relevant lentement ses lunettes, il chercha des yeux les yeux du docteur. Quand il les eût rencontrés:
– Que n'avons-nous, fit-il en donnant à chaque mot une valeur particulière, que n'avons-nous à nos ordre une bonne épidémie? Suppose, docteur, cette belle fille atteinte de la petite vérole!.. La voilà défigurée.
Ce fut autour du docteur de se recueillir.
– En l'état de la science, répondit-il enfin, on peut donner un coup d'épaule à l'épidémie. Mais après? Rose défigurée n'en sera que plus acharnée après Paul. La ténacité d'une femme croit en raison de sa laideur.
– Ceci est à examiner, dit M. Mascarot. En attendant, il doit y avoir quelque mesure à prendre, pour écarter tout danger immédiat. Voyons, Beaumar, je t'ai dit ces jours-ci de préparer le dossier de ce Gandelu, qu'elle est sa situation?
– Il est criblé de dettes, patron, mais ses créanciers le ménagent à cause d'un héritage prochain; Clichy, d'ailleurs n'existe plus.
L'honorable placeur haussa les épaules.
– Tu n'es qu'un sot, Beaumar, interrompit-il. Un gaillard de la trempe de ce Gaudelu, endetté et amoureux d'une fille comme Rose, donnera tête baissée dans tous les traquenards. Il est impossible que parmi ses créanciers il n'y ait pas deux ou trois de nos gens prêts à agir selon mes volontés. Étudie cela, tu me rendras réponse ce soir. Et sur ce… laisse-nous.
Une fois seuls, les deux amis restèrent assez longtemps enfoncés dans leurs réflexions. L'instant était décisif. Ils étaient maîtres encore de leurs résolutions, mais ils savaient qu'une première démarche les engagerait irrémissiblement. Or, ils étaient assez forts, l'un et l'autre, pour regarder bien en face et pour mesurer le péril.
L'éternel sourire du docteur Hortebize, pâlissait, et c'est d'une main fiévreuse qu'il tracassait son médaillon.
B. Mascarot le premier domina la torpeur qui l'envahissait.
– Assez de réflexions, fit-il, fermons les yeux et marchons… Tu as entendu les promesses du marquis de Croisenois? Il se donne à notre œuvre, mais non sans conditions. Pour lui comme pour nous, il faut qu'il soit le mari de Mlle de Mussidan.
– C'est un mariage qui n'est pas fait.
– Mais qui se fera, puisque nous le voulons. Et la preuve, c'est qu'avant deux heures, les projets de mariage qui existent entre Mlle Sabine et le baron de Breulh-Faverlay seront rompus. Nous tenons le comte et la comtesse de Mussidan, n'est-ce pas?..
Le docteur, tant bien que mal, étouffa un gros soupir.
– Vrai! murmura-t-il, je comprends les scrupules de Catenac. Ah! si comme lui j'avais un million!..
Pendant ces dernières phrases, B. Mascarot, allant et venant de son cabinet à sa chambre à coucher, remplaçait par sa tenue de ville son costume d'intérieur. Quand il eut terminé:
– Es-tu prêt? demanda-t-il au docteur.
– Il le faut bien!
– Partons alors.
Et, entrebâillant la porte de son cabinet, B. Mascarot cria:
– Beaumar, une voiture!
IV
S'il est à Paris un quartier privilégié, c'est assurément celui qui se trouve compris entre la rue du Faubourg-Saint-Honoré d'un côté, et la Seine de l'autre, qui commence à la place de la Concorde et finit à l'avenue du bois de Boulogne.
Dans ce coin béni de la grande ville, les millionnaires s'épanouissent naturellement, comme les rhododendrons à certaines altitudes.
Aussi, que de somptueuses demeures, avec leurs vastes jardins, leurs massifs fleuris, leurs pelouses toujours vertes, leurs grands arbres peuplés de merles familiers, de rossignols et de fauvettes!
Mais, entre tous ces riants hôtels que lorgne le passant, il n'en est pas de plus souhaitable que l'hôtel de Mussidan, la dernière œuvre de ce pauvre Sévair, mort à la peine, le jour où on reconnaissait enfin son mérite.
Bâti au milieu de la rue de Matignon, entre une grande cour sablée et un jardin ombreux, l'hôtel de Mussidan a un aspect somptueux qui n'exclut pas l'élégance.
Peu de sculptures autour des fenêtres et le long des corniches, pas de bariolages sur la façade. Un perron de marbre à double rampe, protégé par une légère marquise, conduit à la grande porte.
Lorsque le matin, vers sept heures, on passe devant la grille, le mouvement des domestiques dans la cour trahit la grande et riche maison.
C'est le carosse de cérémonie qu'on remise, ou le phaéton de monsieur le comte, ou le coupé plus simple que prend madame la comtesse lorsqu'elle court aux emplettes.
Cette bête de race, dont on lustre si soigneusement la robe, c'est Mirette, la favorite que monte parfois avant le déjeuner Mlle Sabine.
C'est à quelques pas de cette belle demeure, au coin de l'avenue de Matignon, que le placeur et son digne ami firent arrêter leur voiture. Ils descendirent, payèrent le cocher et remontèrent la rue.
B. Mascarot avait arboré son plus grand air. Avec ses vêtements noirs, sa cravate éblouissante de blancheur et ses lunettes, on l'eût pris aisément pour quelque grave magistrat.
Le docteur, lui, en route, s'était fait une raison, et s'il était très pâle encore, sa physionomie était redevenue souriante comme d'ordinaire.
– Prenons nos dernières dispositions, disait le placeur, tu es reçu chez M. et Mme de Mussidan, tu es presque de leurs amis.
– Oh!.. de leurs amis, non. Un simple guérisseur, n'ayant pas eu l'avantage d'avoir eu un aïeul aux croisades, n'existera jamais pour un Mussidan.
– Enfin, la comtesse te connaît, elle ne s'épouvantera pas dès que tu ouvriras la bouche, elle ne criera pas à l'assassin. En te retranchant derrière un coquin quelconque, tu peux même, à ses yeux, sauver ta réputation. Moi je me charge de parler au comte.
– Hum!.. fit le docteur, méfie-toi. Ce cher comte est affreusement violent. Il est homme, au premier mot malsonnant, à te jeter par la fenêtre.
M. Mascarot eût un geste de défi.
– J'ai de quoi le mater, dit-il.
– N'importe!.. Tiens-toi sur tes gardes.
Les deux amis passaient alors devant l'hôtel de Mussidan, et le docteur en expliqua brièvement la disposition intérieure; puis, ils poursuivirent leur route.
– A moi le mari, disait B. Mascarot, à toi la femme. Du comte, j'obtiens qu'il retire sa parole à M. de Breulh-Faverlay, mais je ne prononce pas le nom du marquis de Croisenois. Toi, au contraire, tu poses carrément la candidature Croisenois et tu glisses sur le Breulh-Faverlay.
– Sois sans inquiétude, mon thème est fait, je saurai me tenir.
– C'est là, cher docteur, qu'est le beau de notre affaire. Le mari s'inquiétera surtout à l'idée de sa femme. La femme sera très occupée de la pensée de son mari. Quand, après nous avoir vus, ils se trouveront ensemble, le premier qui abordera la question ne sera pas peu surpris de voir l'autre abonder dans son sens.
Ce résultat parut assez comique au docteur pour lui arracher un sourire.
– Et comme nous allons agir sur chacun d'eux par des moyens différents, dit-il, jamais ils ne se douteront de rien!.. Décidément, ami Baptistin, tu es encore plus ingénieux qu'on ne croit.
– Bien!..