Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau

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Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau


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faut pour cela? Il se peut que Mlle Flavie vous accueille avec une distinction flatteuse: n'en tirez aucune conclusion immédiate. Elle se jetterait à votre tête que je vous dirais: Doutez, soyez prudent, c'est peut-être un piège. Entre nous, une fille qui possède un million est bien excusable d'essayer de savoir au juste si c'est à elle que s'adressent les hommages où à son argent.

      La voiture s'arrêtait: ils étaient arrivés rue Montmartre.

      Après avoir donné à son cocher l'ordre de venir le reprendre à minuit, le docteur entraîna son protégé.

      Paul était si ému, au moment de la démarche décisive, qu'il ne pouvait parvenir à mettre ses gants.

      Il y avait quinze personnes dans la maison du banquier, quand le domestique annonça M. le docteur Hortebize et M. Paul Violaine.

      Si M. Martin-Rigal détestait l'homme choisi entre tous par sa fille, il n'y parut guère à sa réception.

      Après avoir serré la main de son vieil ami le docteur, il le remercia avec une effusion bien sentie de lui présenter un homme aussi distingué que M. Violaine.

      Cet accueil rendit à Paul une partie de son assurance perdue. Mais il avait beau regarder, il n'apercevait pas Mlle Martin-Rigal.

      Le dîner était pour sept heures. A sept heures moins cinq minutes seulement, Flavie parut et fut aussitôt entourée par les invités.

      Elle avait réussi à cacher sa sensibilité. Si émue qu'elle fût, elle dominait son émotion, et ses yeux, en s'arrêtant sur Paul, qui s'inclinait devant elle, exprimaient une indifférence parfaite.

      M. Martin-Rigal ne s'attendait certes ni à tant d'énergie ni à tant de réserve.

      Mais Flavie avait médité ses dernières paroles et compris leur justesse. Placée assez loin de Paul, à table, elle eut le courage de s'abstenir de le regarder.

      Après le dîner seulement, lorsque les tables de whist furent organisées, Flavie osa s'approcher de Paul et d'une voix tremblante, elle lui demanda de faire entendre au piano quelques-unes de ses compositions.

      Paul était médiocre exécutant; sa musique ne valait pas grand'chose, et pourtant Flavie l'écoutait avec un recueillement béatifique comme si Dieu lui eût envoyé un de ses anges pour lui donner une idée des symphonies célestes.

      Assis l'un près de l'autre, M. Martin-Rigal et le docteur Hortebize suivaient d'un regard plein de sollicitude les émotions de la jeune fille.

      – Comme elle l'aime!.. murmurait le banquier, et ne savoir au juste les pensées de ce garnement, qui certes ne se doute pas de son bonheur!

      – Bast!.. Mascarot le confessera demain.

      Le banquier ne répondit pas.

      – Je crois que demain, reprit le docteur, ce cher Baptistin aura diablement de l'occupation. A dix heures, conseil général. Nous verrons donc enfin le fond du sac de notre ami Catenac. Je suis curieux aussi de voir quelle figure fera le marquis de Croisenois quand on lui apprendra ce qu'on attend de lui.

      Cependant, l'heure s'avançait, et les invités se retiraient un à un.

      Le docteur fit un signe à son protégé, et ils sortirent ensemble.

      Flavie, ainsi qu'elle l'avait promis, avait été si bonne comédienne, que Paul se demandait s'il devait croire et espérer.

      XV

      Lorsque B. Mascarot réunit en conseil ses honorables associés, Beaumarchef a l'habitude de revêtir ce qu'il nomme sa «grande tenue.»

      Outre que très souvent il est appelé pour donner des renseignements et qu'il tient à paraître avec tous ses avantages, il a la vénération innée de la hiérarchie, et sait ce qu'on doit à ses supérieurs.

      Il garde pour ces occasions solennelles, le plus beau de ses pantalons à la hussarde, qui n'a pas moins de sept plis sur chaque hanche, une redingote noire qui dessine cette taille mince et cette poitrine bombée dont il est si fier; enfin, des bottes armées de gigantesques éperons.

      De plus, et surtout, il empèse avec une vigueur particulière ses longues moustaches dont les pointes ont perçu tant de cœurs.

      Ce jour-là, cependant, bien que prévenu depuis l'avant-veille qu'une assemblée aurait lieu, l'ancien sous-off, à neuf heures du matin, avait encore ses vêtements ordinaires.

      Il en était sérieusement affligé, et s'efforçait de se consoler en se répétant que cet acte d'irrévérence était bien involontaire.

      C'était la vérité pure. Dès l'aurore, on était venu le tirer du lit, pour régler le compte de deux cuisinières qui, ayant trouvé une condition, quittaient l'hôtel où B. Mascarot loge les domestiques sans place.

      Cette opération terminée, il espérait avoir le temps de remonter chez lui, mais juste comme il traversait la cour, il avait aperçu Toto-Chupin, lequel venait lui faire son rapport quotidien, et il l'avait fait entrer dans la première chambre de l'agence.

      Beaumarchef supposait que ce rapport serait l'affaire de quelques minutes: il se trompait.

      Si Toto n'avait rien de changé extérieurement, s'il conservait sa blouse grise, sa casquette informe, son ricanement cynique, ses idées s'étaient terriblement modifiées.

      Ainsi, lorsque l'ancien sous-off le pria de lui donner brièvement, car il était pressé, l'emploi de sa journée de la veille, le garnement, à sa grande surprise, l'interrompit par un geste narquois et une grimace des plus significatives.

      – Je n'ai pas perdu mon temps, répondit-il, et même j'ai découvert du nouveau; seulement avant de parler… avant de vous dire…

      – Eh bien?

      – Je veux faire mes conditions, là.

      Cette déclaration, appuyée d'un expressif mouvement de mains, abasourdit si bien l'ancien sous-off, qu'il ne trouva pas un mot à répondre.

      – Des conditions! répéta-t-il, la pupille dilatée par la stupeur.

      – C'est comme cela, insista Chupin, à prendre ou à laisser. Pensez-vous donc que je vais me tuer le tempérament jusqu'à la fin des fins pour rien, pour un grand merci? Ce ne serait pas à faire. On sait ce qu'on vaut, n'est-ce pas?

      Beaumarchef était exaspéré.

      – Je sais que tu ne vaux pas les quatre fers d'un chien, exclama-t-il.

      – Possible.

      – Et tu n'es qu'un petit misérable d'oser parler ainsi, après toutes les bontés du patron pour toi.

      Toto-Chupin éclata de rire.

      – Des bontés!.. fit-il de sa voix la plus odieusement enrouée, oh! là, là… Ne dirait-on pas que le patron s'est ruiné pour moi? Pauvre homme! Je voudrai bien les connaître ces bontés.

      – Il t'a ramassé dans la rue, une nuit qu'il tombait de la neige, et depuis tu as une chambre à l'hôtel.

      – Un chenil.

      – Il te donne tous les jours le déjeuner et le dîner…

      – Je sais bien, et à chaque repas une demi-bouteille de mauvais bleu qui ne tache seulement pas la nappe, tant il y a d'eau dedans.

      Voilà comment Toto-Chupin pratique la reconnaissance.

      – Ce n'est pas tout, continua Beaumarchef, on t'a monté une boutique de marchand de marrons.

      – Oui, sous la porte cochère. Il faut rester debout du matin au soir, gelé d'un côté, grillé de l'autre, pour gagner vingt sous. J'en ai assez. D'ailleurs, il y a trop de chômage dans cet état-là!..

      – Tu sais bien que pour l'été on t'installera un réchaud à pommes de terre frites.

      – Merci! l'odeur de la graisse me donne mal à l'estomac.

      – Que voudrais-tu donc faire?

      – Rien. Je sens que je suis né pour être rentier.

      L'ancien


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