Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau

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Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau


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avaient cessé. Sabine avait eu la force de se traîner jusqu'à sa chambre.

      Le comte se préparait à regagner sa bibliothèque, quand un domestique gratta respectueusement à la porte. Il apportait une lettre.

      M. de Mussidan rompit le cachet. La lettre était de M. de Breulh; il rendait sa parole.

      Après tant d'émotions, ce coup frappa le comte. Il crut y reconnaître la main de cet homme qui était venu le menacer chez lui, et il fut épouvanté du terrible et mystérieux pouvoir de ces gens dont il était l'esclave.

      Mais il n'eut pas le temps de réfléchir, la femme de chambre de Sabine, Modeste, pale et effarée, se précipita dans le salon.

      – Monsieur! criait-elle, madame! au secours! mademoiselle se meurt!..

      XIV

      Van Klopen, l'illustre tailleur pour dames, connaît son Paris – hommes et choses – sur le bout du doigt.

      Comme tous les industriels dont les opérations sont basées sur de larges crédits, il a besoin de quantités de renseignements qu'il puise un peu partout et qu'il n'oublie plus.

      Sa tête carrée est un bottin revu et augmenté qu'il laisse feuilleter à ses amis.

      Aussi, lorsque B. Mascarot lui avait parlé du père de cette brune Flavie, dont les yeux avaient si fort impressionné Paul Violaine, l'arbitre des élégances avait répondu sans hésiter:

      – Martin-Rigal? Connu! C'est un banquier.

      Banquier, M. Martin-Rigal l'est en effet, et il habite une des plus belles maisons de la rue Montmartre, presque en face de Saint-Eustache.

      Son logement particulier est situé au second étage, ses bureaux occupent tout le premier.

      Pour n'avoir pas son nom inscrit au livre d'or de l'aristocratie financière, M. Martin-Rigal n'en est pas moins très connu, extrêmement puissant et suffisamment estimé.

      Il est en relations surtout avec ce petit commerce parisien qui vivote plutôt qu'il ne vit, et qui se trouverait heureux sans ce fantôme périodique et implacable qui s'appelle l'échéance.

      Tous les gens qui s'adressent à lui, ou presque tous, il les tient dans la main.

      Que deviendraient-ils si fantaisie lui prenait de fermer ses guichets! ils manqueraient à leurs engagements, les jugements arriveraient à la suite des protêts, puis la faillite, la ruine.

      Il peut donc tout oser, et il ose, il use et il abuse.

      Son despotisme n'admet pas d'objection. Si, en présence d'une nouvelle mesure, quelque audacieux risque un: Pourquoi? On lui répond nettement:

      – Parce que…

      Et pas autre chose avec.

      C'est le caissier, bien entendu, qui répond cela, et non M. Martin-Rigal.

      Lui, on ne le rencontre guère. Dans la matinée, il est toujours invisible; il travaille dans son cabinet, à l'extrémité des bureaux.

      Et pas un de ses employés ne serait assez hardi pour aller frapper à sa porte.

      A quoi bon, d'ailleurs? Il ne répondrait pas. L'expérience a été tentée. Le feu prenant à la maison ne le tirerait pas de ses comptes.

      Physiquement, M. Martin-Rigal est grand et chauve. Sa face osseuse est toujours scrupuleusement rasée, et ses petits yeux gris ont une inquiétante mobilité. Lorsqu'il parle, si un mot lui échappe, s'il poursuit une idée, il promène sur son nez l'index de sa main droite: c'est son tic.

      Sa politesse est parfaite. C'est d'une voix de miel qu'il dit les choses les plus cruelles. Il ne manque jamais de reconduire jusqu'à la porte, avec force salutations et excuses, les gens auxquels il refuse de l'argent.

      Dans son costume, il affecte cette sorte d'élégance juvénile qui est un trait des mœurs des manieurs d'argent de la jeune école.

      En dehors des affaires, il est aimable, obligeant et spirituel par dessus.

      Volontiers il recherche les douceurs qui aident à traverser la vie, cette vallée de larmes. Il ne déteste pas un bon dîner et n'a jamais boudé un jeune et joli visage.

      Cependant il est veuf et on ne lui connaît qu'une passion au monde: sa fille unique, sa Flavie.

      Il est vrai que son amour paternel a quelque chose du fanatisme idiot de l'Indien qui se fait écraser sous les roues du char de son idole.

      La maison Martin-Rigal n'est pas montée sur un fort grand pied, mais on dit dans le quartier que Mlle Flavie a des dents aiguës à croquer des millions.

      Le banquier ne va qu'à pied; c'est hygiénique, prétend-il; mais sa fille a une jolie voiture attelée de deux chevaux de prix pour aller au bois, sous la protection d'une duègne moitié domestique, moitié parente, qu'elle a fini par rendre un peu folle.

      M. Martin-Rigal en est encore à répondre: Non, à une fantaisie de Flavie.

      Parfois des amis ont essayé de lui faire entendre que cette adoration perpétuelle préparait à Flavie un avenir très malheureux; sur ce chapitre, il est intraitable.

      Invariablement, il répond qu'il sait ce qu'il fait, et que s'il travaille comme un cheval, c'est à la seule fin que sa fille puisse se permettre tout ce qui lui passe par la tête.

      Et c'est vrai, au moins, qu'il travaille à lui seul autant que tous ses employés ensemble.

      Après être resté, depuis le matin, le nez sur des chiffres, à quatre heures du soir il ouvre son cabinet et reçoit ceux qui ont à l'entretenir d'affaires.

      Ainsi, le surlendemain du jour où Paul Violaine et Flavie s'étaient rencontrés chez le couturier célèbre, sur les cinq heures et demie, M. Martin-Rigal donnait audience à une de ses clientes.

      Elle était très jolie, toute jeune et mise avec une simplicité charmante; mais elle paraissait bien triste, ses beaux yeux étaient pleins de larmes, à grand'peine retenues.

      – A vous, monsieur, disait-elle, je dois l'avouer, si vous nous refusez notre bordereau, comme le mois passé, il nous faudra déposer notre bilan. Nous avons fait argent de tout pour l'échéance de janvier. Tous les bijoux dont je pouvais disposer sans qu'on s'en aperçut sont au Mont-de-Piété; nous mangeons dans du fer…

      – Pauvre petite femme!.. murmura le banquier.

      Ce mot lui donna plus d'assurance.

      – Et pourtant, reprit-elle, notre position n'a jamais été meilleure, voici notre établissement payé, la vente marche très bien…

      Elle s'exprimait d'un petit air entendu qui semblait charmer M. Martin-Rigal, s'expliquant clairement, nettement.

      La Parisienne excelle en ces démarches difficiles. Plus futée que son mari, pleine de confiance en soi, elle garde l'esprit libre là où il perd la tête.

      Aussi, le plus souvent, dans les crises du petit commerce, pendant que l'homme se désole, c'est la femme qui agit.

      En écoutant l'exposé d'une situation qu'il connaissait fort bien, le banquier dodelinait sa tête chauve.

      – Tout cela est fort joli, dit-il enfin, mais ne rend pas meilleures les signatures que vous m'offrez. Si j'avais confiance, ce serait en vous…

      – Oh! monsieur, nous avons plus de trente mille francs de marchandises en magasin.

      – Ce n'est pas cela que j'ai voulu dire…

      Il souligna ces mots d'un sourire et d'un regard si singulièrement expressifs, que la pauvre femme en rougit jusqu'à la racine des cheveux et perdit presque contenance.

      – Comprenez donc, reprit-il, que vos marchandises ne me donnent pas plus confiance que vos valeurs. Supposez un malheur. Que vendrait-on tout cela? Sans compter que ces diables de propriétaires ont des privilèges…

      Il s'interrompit. La femme de chambre de Flavie, s'autorisant du despotisme de sa maîtresse, entrait dans le cabinet sans frapper.

      – Monsieur,


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