Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau

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Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau


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bonheur, sa personne même, allaient être l'enjeu d'une partie qui se décidait en ce moment.

      Mais comment entendre ce qu'allaient dire son père et le comte de Clinchan? car elle brûlait de les entendre, elle le voulait, quoiqu'il pût lui en coûter. Une curiosité, une anxiété plutôt de savoir, la poignait.

      Elle cherchait un expédient, lorsqu'elle pensa qu'en faisant le tour de la salle à manger, il lui serait possible de s'établir dans un des salons de jeu séparés du grand salon par une simple portière.

      Elle y courut. Elle y distinguait les moindres paroles des deux interlocuteurs.

      M. de Clinchan en était encore à se plaindre.

      Si brusque, il faudrait dire si brutal avait été le geste de M. de Mussidan, qu'il avait fait mal à son ami et l'avait presque renversé.

      – Trédame!.. geignait M. de Clinchan, comme tu y vas. Quelle journée, mon Dieu! Songe un peu… déjeuner trop abondant, émotion violente, course rapide, colère provoquée par tes domestiques, joie en te voyant, puis choc et interruption des fonctions respiratoires… C'est dix fois ce qu'il faut pour prendre une maladie qui… à notre âge…

      Mais le comte, plein d'indulgence habituellement pour les manies de son ami, n'était pas dans des dispositions à l'écouter.

      – Au fait!.. interrompit-il d'un ton bref et dur, que se passe-t-il?

      – Il arrive, gémit M. de Clinchan, qu'on sait l'histoire des bois de Bivron. Une lettre anonyme, reçue il y a une heure, me prédit les plus épouvantables malheurs, si je ne t'empêche de donner ta fille à de Breulh… Ah!.. les coquins qui m'écrivent connaissent la vérité, et ils ont des preuves.

      – Où est cette lettre?

      M. de Clinchan tira de sa poche cette lettre. Elle était explicite et menaçante autant que possible, mais elle n'apprenait rien à M. de Mussidan qu'il ne sut déjà.

      – As-tu vérifié ton journal? demanda-t-il à son ami. Y manque-t-il véritablement trois feuillets?..

      – Oui.

      – Comment a-t-on pu te les enlever?

      – Ah!.. comment? C'est ce que je ne puis m'expliquer, et si tu peux me le dire…

      – Es-tu sûr de tes domestiques?

      – Eh! ne sais-tu pas que Lorin, mon valet de chambre, est à mon service depuis seize ans, qu'il a été élevé chez mon père, et que je l'ai façonné à ma ressemblance? Jamais aucun autre de mes domestiques n'a mis le pied dans mes appartements. Les volumes de mon journal sont déposés dans un meuble de chêne dont la clé ne me quitte jamais.

      – Il faut cependant qu'on ait pénétré chez toi?

      M. de Clinchan réfléchit un moment, puis tout à coup se frappa le front, éclairé par un souvenir qui était comme une révélation.

      – Trédame!.. s'écria-t-il, je vois…

      – Quoi?..

      – Écoute. Il y a de cela quelques mois, un dimanche, Lorin était allé à une fête des environs de Paris, but un coup de trop avec des gens dont il avait fait connaissance en chemin de fer. Après boire il se prit de querelle avec ces amis de bouteille, et fut si cruellement maltraité, qu'il est resté six semaines sur le lit. Il avait, ma foi! un bon coup de couteau dans l'épaule.

      – Qui t'a servi pendant ce temps?

      – Un jeune homme que mon cocher est allé prendre au hasard dans un bureau de placement.

      M. de Mussidan crut qu'il tenait un indice. Il se souvenait de cet homme qui était venu le trouver, et qui avait eu l'impudence de lui laisser sa carte, B. Mascarot, agence pour les deux sexes, – rue Montorgueil.

      – Sais-tu, demanda-t-il, où est situé ce bureau?

      – Parfaitement, rue du Dauphin, presque en face de chez moi.

      Le comte eut une exclamation de fureur.

      – Ah! les misérables sont forts, s'écria-t-il, très forts. Il faut se rendre. Et cependant, si tu partageais mes idées, si tu te sentais assez d'énergie pour braver le scandale, nous tiendrions tête à l'orage…

      Il suffit de cette simple proposition pour faire frisonner M. de Clinchan de la tête aux pieds.

      – Jamais, s'écria-t-il, non, jamais. Mon parti est pris. Si tu prétends résister, déclare-le-moi franchement, je rentre chez moi et je me fais sauter la cervelle.

      Il était homme à faire comme il le disait. Outre qu'en dehors de ses ridicules, sa bravoure était incontestable, il était d'un tempérament à recourir aux dernières extrémités plutôt que de rester exposé à des tracasseries qui troubleraient ses digestions.

      – Je céderai donc! fit M. de Mussidan avec la rageuse résignation de l'impuissance.

      Alors seulement M. de Clinchan osa respirer à pleins poumons. Ignorant quels assauts son ami avait subis, il ne croyait pas qu'il serait si facile de l'amener à composition.

      – Une fois en ta vie, s'écria-t-il, tu es donc raisonnable.

      – C'est-à-dire que je te parais l'être, parce que j'écoute les conseils de ta frayeur! Ah!.. maudits feuillets!.. Et maudite aussi soit ton inconcevable fureur de confier au papier les secrets de ta vie et de la vie des autres.

      Mais, sur l'article de son journal, M. de Clinchan est intraitable.

      – Trédame!.. s'écria-t-il, ne vas-tu pas t'en prendre à moi! Si tu n'avais pas commis un crime, je n'aurais pas eu à en commettre un pour t'obliger, et à l'enregistrer ensuite.

      Un silence assez long suivit cette cruelle réponse.

      Glacée d'horreur, plus tremblante que la feuille, Sabine avait tout entendu. Ses plus affreux pressentiments étaient dépassés par l'horrible réalité… Un crime!.. Il y avait un crime dans la vie de son père!..

      Cependant le comte de Mussidan avait repris la parole…

      – A quoi bon des reproches!.. dit-il. Pouvons-nous faire que ce qui est ne soit pas? Non! Soumettons-nous. Aujourd'hui même tu as ma parole, j'écrirai à de Breulh pour lui signifier la rupture de nos projets.

      Pour M. de Clinchan, c'était le salut, la paix. Mais après ses angoisses, cette joie eut un effet terrible.

      De rouge qu'il était, il devint blême, il chancela, fit un tour sur lui-même, et s'affaissa sur le canapé en murmurant:

      – Repas trop copieux!.. émotions violentes!.. c'était indiqué!..

      Il se trouvait mal.

      M. de Mussidan, presque effrayé, se pendit aux sonnettes.

      A ce tocsin, les domestiques accoururent de toutes les parties de l'hôtel et, derrière eux, la comtesse elle-même.

      Il fallut plus de dix minutes et un flacon d'eau de Cologne au moins, pour faire revenir à lui M. de Clinchan.

      Enfin il fit un mouvement, il ouvrit un œil d'abord, puis l'autre, puis il se souleva sur le coude.

      – Je m'en tirerai, balbutiait-il avec un sourire pâle. Faiblesse, éblouissements, je sais ce que c'est, et j'ai mon remède: Elixir des Carmes, deux cuillerées dans un verre d'eau sucrée, repos…

      Tout en parlant, il avait réussi à se dresser.

      – Je rentre, dit-il à son ami, j'ai ma voiture, heureusement; toi, Octave, sois prudent.

      Et prenant le bras d'un des valets de pied, il sortit, laissant seuls en présence le comte et la comtesse de Mussidan.

      A côté, dans le petit salon de jeu, Sabine écoutait toujours.

      XIII

      Depuis la veille, c'est-à-dire depuis le moment où il avait saisi sa canne avec l'intention d'administrer une correction à l'honorable B. Mascarot, le comte de Mussidan était dans un état à faire pitié.

      Oubliant


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