La Main Gauche. Guy de Maupassant

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La Main Gauche - Guy de Maupassant


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raffinés; et de temps en temps, un arabe complaisant et compatissant m'arrêtait au milieu d'une promenade pour me proposer d'amener chez moi, à la nuit, une femme de tribu. J'acceptais quelquefois, mais, le plus souvent, je refusais, par crainte des ennuis que cela pouvait me créer.

      Et, un soir, en rentrant d'une tournée dans les terres, au commencement de l'été, ayant besoin de Mohammed, j'entrai dans sa tente sans l'appeler. Cela m'arrivait à tout moment.

      Sur un de ces grands tapis rouges en haute laine du Djebel-Amour, épais et doux comme des matelas, une femme, une fille, presque nue, dormait, les bras croisés sur ses yeux. Son corps blanc, d'une blancheur luisante sous le jet de lumière de la toile soulevée, m'apparut comme un des plus parfaits échantillons de la race humaine que j'eusse vus. Les femmes sont belles par ici, grandes, et d'une rare harmonie de traits et de lignes.

      Un peu confus, je laissai retomber le bord de la tente et je rentrai chez moi.

      J'aime les femmes! L'éclair de cette vision m'avait traversé et brûlé, ranimant en mes veines la vieille ardeur redoutable à qui je dois d'être ici. Il faisait chaud, c'était en juillet, et je passai presque toute la nuit à ma fenêtre, les yeux sur la tache sombre que faisait à terre la tente de Mohammed.

      Quand il entra dans ma chambre, le lendemain, je le regardai bien en face, et il baissa la tête comme un homme confus, coupable. Devinait-il ce que je savais?

      Je lui demandai brusquement.

      – Tu es donc marié, Mohammed? Je le vis rougir, et il balbutia:

      – Non, moussié!

      Je le forçais à parler français et à me donner des leçons d'arabe, ce qui produisait souvent une langue intermédiaire des plus incohérentes.

      Je repris:

      – Alors, pourquoi y a-t-il une femme chez toi.

      Il murmura:

      – Il est du Sud.

      – Ah! elle est du Sud. Cela ne m'explique pas comment elle se trouve sous ta tente.

      Sans répondre à ma question, il reprit:

      – Il est très joli.

      – Ah! vraiment. Eh bien, une autre fois, quand tu recevras comme ça une très jolie femme du Sud, tu auras soin de la faire entrer dans mon gourbi et non dans le tien. Tu entends, Mohammed?

      Il répondit avec un grand sérieux:

      – Oui, moussié.

      J'avoue que pendant toute la journée je demeurai sous l'émotion agressive du souvenir de cette fille arabe étendue sur un tapis rouge; et, en rentrant, à l'heure du dîner, j'eus une forte envie de traverser de nouveau la tente de Mohammed. Durant la soirée, il fit son service comme toujours, tournant autour de moi avec sa figure impassible, et je faillis plusieurs fois lui demander s'il allait garder longtemps sous son toit de poil de chameau cette demoiselle du Sud, qui était très jolie.

      Vers neuf heures, toujours hanté par ce goût de la femme, qui est tenace comme l'instinct de chasse chez les chiens, je sortis pour prendre l'air et pour rôder un peu dans les environs du cône de toile brune à travers laquelle j'apercevais le point brillant d'une lumière.

      Puis je m'éloignai, pour n'être pas surpris par Mohammed dans les environs de son logis.

      En rentrant, une heure plus tard, je vis nettement son profil à lui, sous sa tente. Puis ayant tiré ma clef de ma poche, je pénétrai dans le bordj où couchaient, comme moi, mon intendant, deux laboureurs de France et une vieille cuisinière cueillie à Alger.

      Je montai mon escalier et je fus surpris en remarquant un filet de clarté sous ma porte. Je l'ouvris, et j'aperçus en face de moi, assise sur une chaise de paille à côté de la table où brûlait une bougie, une fille au visage d'idole, qui semblait m'attendre avec tranquillité, parée de tous les bibelots d'argent que les femmes du Sud portent aux jambes, aux bras, sur la gorge et jusque sur le ventre. Ses yeux agrandis par le khol jetaient sur moi un large regard; et quatre petits signes bleus finement tatoués sur la chair étoilaient son front, ses joues et son menton. Ses bras, chargés d'anneaux, reposaient sur ses cuisses que recouvrait, tombant des épaules, une sorte de gebba de soie rouge dont elle était vêtue.

      En me voyant entrer, elle se leva et resta devant moi, debout, couverte de ses bijoux sauvages, dans une attitude de fière soumission.

      – Que fais-tu ici, lui dis-je en arabe.

      – J'y suis parce qu'on m'a ordonné de venir.

      – Qui te l'a ordonné?

      – Mohammed.

      – C'est bon. Assieds-toi.

      Elle s'assit, baissa les yeux, et je demeurai devant elle, l'examinant.

      La figure était étrange, régulière, fine et un peu bestiale, mais mystique comme celle d'un Boudha. Les lèvres, fortes et colorées d'une sorte de floraison rouge qu'on retrouvait ailleurs sur son corps, indiquaient un léger mélange de sang noir, bien que les mains et les bras fussent d'une blancheur irréprochable.

      J'hésitais sur ce que je devais faire, troublé, tenté et confus. Pour gagner du temps et me donner le loisir de la réflexion, je lui posai d'autres questions, sur son origine, son arrivée dans ce pays et ses rapports avec Mohammed. Mais elle ne répondit qu'à celles qui m'intéressaient le moins et il me fut impossible de savoir pourquoi elle était venue, dans quelle intention, sur quel ordre, depuis quand, ni ce qui s'était passé entre elle et mon serviteur.

      Comme j'allais lui dire: "Retourne sous la tente de Mohammed", elle me devina peut-être, se dressa brusquement et levant ses deux bras découverts dont tous les bracelets sonores glissèrent ensemble vers ses épaules, elle croisa ses mains derrière mon cou en m'attirant avec un air de volonté suppliante et irrésistible.

      Ses yeux, allumés par le désir de séduire, par ce besoin de vaincre l'homme qui rend fascinant comme celui des félins le regard impur des femmes, m'appelaient, m'enchaînaient, m'ôtaient toute force de résistance, me soulevaient d'une ardeur impétueuse. Ce fut une lutte courte, sans paroles, violente, entre les prunelles seules, l'éternelle lutte entre les deux brutes humaines, le mâle et la femelle, où le mâle est toujours vaincu.

      Ses mains, derrière ma tête m'attiraient d'une pression lente, grandissante, irrésistible comme une force mécanique, vers le sourire animal de ses lèvres rouges où je collai soudain les miennes en enlaçant ce corps presque nu et chargé d'anneaux d'argent qui tintèrent, de la gorge aux pieds, sous mon étreinte.

      Elle était nerveuse, souple et saine comme une bête, avec des airs, des mouvements, des grâces et une sorte d'odeur de gazelle, qui me firent trouver à ses baisers une rare saveur inconnue, étrangère à mes sens comme un goût de fruit des tropiques.

      Bientôt… je dis bientôt, ce fut peut-être aux approches du matin, je la voulus renvoyer, pensant qu'elle s'en irait ainsi qu'elle était venue, et ne me demandant pas encore ce que je ferais d'elle; ou ce qu'elle ferait de moi.

      Mais dès qu'elle eut compris mon intention, elle murmura:

      – Si tu me chasses, où veux-tu que j'aille maintenant? I1 faudra que je dorme sur la terre, dans la nuit. Laisse-moi me coucher sur le tapis, au pied de ton lit.

      Que pouvais-je répondre? Que pouvais-je faire? Je pensai que Mohammed, sans doute, regardait à son tour la fenêtre éclairée de ma chambre; et des questions de toute nature, que je ne m'étais point posées dans le trouble des premiers instants, se formulèrent nettement.

      – Reste ici, dis-je, nous allons causer.

      Ma résolution fut prise en une seconde. Puisque cette fille avait été jetée ainsi dans mes bras, je la garderais, j'en ferais une sorte de maîtresse esclave, cachée dans le fond de ma maison, à la façon des femmes des harems. Le jour où elle ne me plairait plus, il serait toujours facile de m'en défaire d'une façon quelconque, car ces créatures-là, sur le sol africain, nous appartenaient presque corps et âme.

      Je lui dis:

      – Je


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