La Main Gauche. Guy de Maupassant

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La Main Gauche - Guy de Maupassant


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une histoire, car elle dut mentir d'un bout à l'autre, comme mentent tous les Arabes, toujours, avec ou sans motifs.

      C'est là un des signes les plus surprenants et les plus incompréhensibles du caractère indigène: le mensonge. Ces hommes en qui l'islamisme s'est incarné jusqu'à faire partie d'eux, jusqu'à modeler leurs instincts, jusqu'à modifier la race entière et à la différencier des autres au moral autant que la couleur de la peau différencie le nègre du blanc, sont menteurs dans les moelles au point que jamais on ne peut se fier à leurs dires. Est-ce à leur religion qu'ils doivent cela? Je l'ignore. Il faut avoir vécu parmi eux pour savoir combien le mensonge fait partie de leur être, de leur coeur, de leur âme, est devenu chez eux une sorte de seconde nature, une nécessité de la vie.

      Elle me raconta donc qu'elle était fille d'un caïd des Ouled Sidi Cheik et d'une femme enlevée par lui dans une razzia sur les Touaregs. Cette femme devait être une esclave noire, ou du moins provenir d'un premier croisement de sang arabe et de sang nègre. Les négresses, on le sait, sont fort prisées dans les harems où elles jouent le rôle d'aphrodisiaques.

      Rien de cette origine d'ailleurs n'apparaissait hors cette couleur empourprée des lèvres et les fraises sombres de ses seins allongés, pointus et souples comme si des ressorts les eussent dressés. A cela, un regard attentif ne se pouvait tromper. Mais tout le reste appartenait à la belle race du Sud, blanche, svelte, dont la figure fine est faite de lignes droites et simples comme une tête d'image indienne. Les yeux très écartés augmentaient encore l'air un peu divin de cette rôdeuse du désert.

      De son existence véritable, je ne sus rien de précis. Elle me la conta par détails incohérents qui semblaient surgir au hasard dans une mémoire en désordre; et elle y mêlait des observations délicieusement puériles, toute une vision du monde nomade née dans une cervelle d'écureuil qui a sauté de tente en tente, de campement en campement, de tribu en tribu.

      Et cela était débité avec l'air sévère que garde toujours ce peuple drapé, avec des mines d'idole qui potine et une gravité un peu comique.

      Quand elle eut fini, je m'aperçus que je n'avais rien retenu de cette longue histoire pleine d'événements insignifiants, emmagasinés en sa légère cervelle, et je me demandai si elle ne m'avait pas berné très simplement par ce bavardage vide et sérieux qui ne m'apprenait rien sur elle ou sur aucun fait de sa vie.

      Et je pensais à ce peuple vaincu au milieu duquel nous campons ou plutôt qui campe au milieu de nous, dont nous commençons à parler la langue, que nous voyons vivre chaque jour sous la toile transparente de ses tentes, à qui nous imposons nos lois, nos règlements et nos coutumes, et dont nous ignorons tout, mais tout, entendez-vous, comme si nous n'étions pas là, uniquement occupés à le regarder depuis bientôt soixante ans. Nous ne savons pas davantage ce qui se passe sous cette hutte de branches et sous ce petit cône d'étoffe cloué sur la terre avec des pieux, à vingt mètres de nos portes, que nous ne savons encore ce que font, ce que pensent, ce que sont les Arabes dits civilisés des maisons mauresques d'Alger. Derrière le mur peint à la chaux de leur demeure des villes, derrière la cloison de branches de leur gourbi, ou derrière ce mince rideau brun de poil de chameau que secoue le vent, ils vivent près de nous, inconnus, mystérieux, menteurs, sournois, soumis, souriants, impénétrables. Si je vous disais qu'en regardant de loin, avec ma jumelle, le campement voisin, je devine qu'ils ont des superstitions, des cérémonies, mille usages encore ignorés de nous, pas même soupçonnés! Jamais peut-être un peuple conquis par la force n'a su échapper aussi complètement à la domination réelle, à l'influence morale, et à l'investigation acharnée, mais inutile du vainqueur.

      Or, cette infranchissable et secrète barrière que la nature incompréhensible a verrouillée entre les races, je la sentais soudain, comme je ne l'avais jamais sentie, dressée entre cette fille arabe et moi, entre cette femme qui venait de se donner, de se livrer, d'offrir son corps à ma caresse et moi qui l'avait possédée.

      Je lui demandai y songeant pour la première fois:

      – Comment t'appelles-tu?

      Elle était demeurée quelques instants sans parler et je la vis tressaillir comme si elle venait d'oublier que j'étais là, tout contre elle. Alors, dans ses yeux levés sur moi, je devinai que cette minute avait suffi pour que le sommeil tombât sur elle, un sommeil irrésistible et brusque, presque foudroyant, comme tout ce qui s'empare des sens mobiles des femmes.

      Elle répondit nonchalamment avec un bâillement arrêté dans la bouche:

      – Allouma.

      Je repris:

      – Tu as envie de dormir?

      – Oui, dit-elle.

      – Eh bien! dors.

      Elle s'allongea tranquillement à mon côté, étendue sur le ventre, le front posé sur ses bras croisés, et je sentis presque tout de suite que sa fuyante pensée de sauvage s'était éteinte dans le repos.

      Moi, je me mis à rêver, couché près d'elle, cherchant à comprendre? Pourquoi Mohammed me l'avait-il donnée? Avait-il agi en serviteur magnanime qui se sacrifie pour son maître jusqu'à lui céder la femme attirée en sa tente pour lui-même, ou bien avait-il obéi à une pensée plus complexe, plus pratique, moins généreuse en jetant dans mon lit cette fille qui m'avait plu? L'Arabe, quand il s'agit de femmes, a toutes les rigueurs pudibondes et toutes les complaisances inavouables; et on ne comprend guère plus sa morale rigoureuse et facile que tout le reste de ses sentiments. Peut-être avais-je devancé, en pénétrant par hasard sous sa tente, les intentions bienveillantes de ce prévoyant domestique qui m'avait destiné cette femme, son amie, sa complice, sa maîtresse aussi peut-être.

      Toutes ces suppositions m'assaillirent et me fatiguèrent si bien que tout doucement je glissai à mon tour dans un sommeil profond.

      Je fus réveillé par le grincement de ma porte; Mohammed entrait comme tous les matins pour m'éveiller. Il ouvrit la fenêtre par où un flot de jour s'engouffrant éclaira sur le lit le corps d'Allouma toujours endormie, puis il ramassa sur le tapis mon pantalon, mon gilet et ma jaquette afin de les brosser. Il ne jeta pas un regard sur la femme couchée à mon côté, ne parut pas savoir ou remarquer qu'elle était là, et il avait sa gravité ordinaire, la même allure, le même visage. Mais la lumière, le mouvement, le léger bruit des pieds nus de l'homme, la sensation de l'air pur sur la peau et dans les poumons tirèrent Allouma de son engourdissement. Elle allongea les bras, se retourna, ouvrit les yeux, me regarda, regarda Mohammed avec la même indifférence et s'assit. Puis elle murmura.

      – J'ai faim, aujourd'hui.

      – Que veux-tu manger? demandai-je.

      – Kahoua.

      – Du café et du pain avec du beurre?

      – Oui.

      Mohammed, debout près de notre couche, mes vêtements sur les bras, attendait les ordres.

      – Apporte à déjeuner pour Allouma et pour moi, lui dis-je.

      Et il sortit sans que sa figure révélât le moindre étonnement ou le moindre ennui.

      Quand il fut parti, je demandai à la jeune Arabe:

      – Veux-tu habiter dans ma maison?

      – Oui, je le veux bien.

      – Je te donnerai un appartement pour toi seule et une femme pour te servir.

      – Tu es généreux, et je te suis reconnaissante.

      – Mais si ta conduite n'est pas bonne, je te chasserai d'ici.

      – Je ferai ce que tu exigeras de moi.

      Elle prit ma main et la baisa, en signe de soumission.

      Mohammed rentrait, portant un plateau avec le déjeuner. Je lui dis:

      – Allouma va demeurer dans la maison. Tu étaleras des tapis dans la chambre, au bout du couloir, et tu feras venir ici pour la servir la femme d'Abd-el-Kader-el-Hadara.

      – Oui, moussié.

      Ce fut tout.

      Une


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