Horace. Жорж Санд
Читать онлайн книгу.tout d'un coup les économies qu'elle avait faites depuis son mariage, et qui s'élevaient à une dizaine de mille francs. Pour qui ne connaît pas la petite vie de province, et l'incroyable habileté des mères de famille à rogner et grappiller sur tontes choses, la possibilité d'économiser plusieurs centaines d'écus par an sur trois mille francs de rente, sans faire mourir de faim mari, enfants, servantes et chats, paraîtra fabuleuse. Mais ceux qui mènent cette vie ou qui la voient de près savent bien que rien n'est plus fréquent. La femme sans talent, sans fonctions et sans fortune, n'a d'autre façon d'exister et d'aider l'existence des siens, qu'en exerçant l'étrange industrie de se voler elle-même en retranchant chaque jour, à la consommation de sa famille, un peu du nécessaire: cela fait une triste vie, sans charité, sans gaieté, sans variété et sans hospitalité. Mais qu'importe aux riches, qui trouvent la fortune publique très-équitablement répartie! «Si ces gens-là veulent élever leurs enfants comme les nôtres, disent-ils en parlant des petits bourgeois, qu'ils se privent! et s'ils ne veulent pas se priver, qu'ils en fassent des artisans et des manoeuvres!» Les riches ont bien raison de parler ainsi au point de vue du droit social; au point de vue du droit humain, que Dieu soit juge!
«Et pourquoi, répondent les pauvres gens du fond de leurs tristes demeures, pourquoi nos enfants ne marcheraient-ils pas de pair avec ceux du gros industriel et du noble seigneur? L'éducation nivelle les hommes, et Dieu nous commande de travailler à ce nivellement.»
Vous aussi, vous avez bien raison, éternellement raison, braves parents, au point de vue général; et malgré les rudes et fréquentes défaites de vos espérances, il est certain que longtemps encore nous marcherons vers l'égalité par cette voie de votre ambition légitime et de votre vanité naïve. Mais quand ce nivellement des droits et des espérances sera accompli, quand tout homme trouvera dans la société le milieu où son existence sera non-seulement possible, mais utile et féconde, il faut bien espérer que chacun consultera ses forces et se jugera, dans le calme de la liberté, avec plus de raison et de modestie qu'on ne le fait, à cette heure, dans la fièvre de l'inquiétude et dans l'agitation de la lutte. Il viendra un temps, je le crois fermement, où tous les jeunes gens ne seront pas résolus à devenir chacun le premier homme de son siècle ou à se brûler la cervelle. Dans ce temps-là, chacun ayant des droits politiques, et l'exercice de ces droits étant considéré comme une des faces de la vie de tout citoyen, il est vraisemblable que la carrière politique ne sera plus encombrée de ces ambitions palpitantes qui s'y précipitent aujourd'hui avec tant d'âpreté, dédaigneuses de toute autre fonction que celle de primer et de gouverner les hommes.
Tant il y a que madame Dumontet, qui comptait sur ses dix mille francs d'économie pour doter sa fille, consentit à les entamer pour l'entretien de son fils à Paris, se réservant d'économiser désormais pour marier Camille, la jeune soeur d'Horace.
Voilà donc Horace sur le beau pavé de Paris, avec son titre de bachelier et d'étudiant en droit, ses dix-neuf ans et ses quinze cents livres de pension. Il y avait déjà un an qu'il y faisait ou qu'il était censé y faire ses études lorsque je fis connaissance avec lui dans un petit café près le Luxembourg, où nous allions prendre le chocolat et lire les journaux tous les matins. Ses manières obligeantes, son air ouvert, son regard vif et doux, me gagnèrent à la première vue. Entre jeunes gens on est bientôt lié, il suffit d'être assis plusieurs jours de suite à la même table et d'avoir à échanger quelques mots de politesse, pour qu'au premier matin de soleil et d'expansion la conversation s'engage et se prolonge du café au fond des allées du Luxembourg. C'est ce qui nous arriva en effet par une matinée de printemps. Les lilas étaient en fleur, le soleil brillait joyeusement sur le comptoir d'acajou à bronzes dorés de madame Poisson, la belle directrice du café. Nous nous trouvâmes, je ne sais comment, Horace et moi, sur les bords du grand bassin, bras dessus, bras dessous, causant comme de vieux amis, et ne sachant point encore le nom l'un de l'autre; car si l'échange de nos idées générales nous avait subitement rapprochés, nous n'étions pas encore sortis de cette réserve personnelle qui précisément donne une confiance mutuelle aux personnes bien élevées. Tout ce que j'appris d'Horace ce jour-là, c'est qu'il était étudiant en droit; tout ce qu'il sut de moi, c'est que j'étudiais la médecine. Il ne me fit de questions que sur la manière dont j'envisageais la science à laquelle je m'étais voué, et réciproquement. «Je vous admire, me dit-il au moment de me quitter, ou plutôt je vous envie: vous travaillez, vous ne perdez pas de temps, vous aimez la science, vous avez de l'espoir, vous marchez droit au but! Quant à moi, je suis dans une voie si différente, qu'au lieu d'y persévérer je ne cherche qu'à en sortir. J'ai le droit en horreur; ce n'est qu'un tissu de mensonges contre l'équité divine et la vérité éternelle. Encore si c'étaient des mensonges liés par un système logique! mais ce sont, au contraire, des mensonges qui se contredisent impudemment les uns les autres, afin que chacun puisse faire le mal par les moyens de perversité qui lui sont propres! Je déclare infâme ou absurde tout jeune homme qui pourra prendre au sérieux l'étude de la chicane; je le méprise, je le hais!..»
Il parlait avec une véhémence qui me plaisait, et qui cependant n'était pas tout à fait exempte d'un certain parti pris d'avance. On ne pouvait douter de sa sincérité en l'écoutant; mais on voyait qu'il ne fulminait pas ses imprécations pour la première fois. Elles lui venaient trop naturellement pour n'être pas étudiées, qu'on me pardonne ce paradoxe apparent. Si l'on ne comprend pas bien ce que j'entends par là, on entrera difficilement dans le secret de ce caractère d'Horace, malaisé à définir, malaisé à mesurer juste pour moi-même, qui l'ai tant étudié.
C'était un mélange d'affectation et de naturel si délicatement unis, que l'on ne pouvait plus distinguer l'un de l'autre, ainsi qu'il arrive dans la préparation de certains mets ou de certaines essences, où le goût ni l'odorat ne peuvent plus reconnaître les éléments primitifs. J'ai vu des gens à qui, dès l'abord, Horace déplaisait souverainement, et qui le tenaient pour prétentieux et boursouflé au suprême degré. J'en ai vu d'autres qui s'engouaient de lui sur-le-champ et n'en voulaient plus démordre, soutenant qu'il était d'une candeur et d'un laisser-aller sans exemple. Je puis vous affirmer que les uns et les autres se trompaient, ou plutôt, qu'ils avaient raison de part et d'autre: Horace était affecté naturellement. Est-ce que vous ne connaissez pas des gens ainsi faits, qui sont venus au monde avec un caractère et des manières d'emprunt, et qui semblent jouer un rôle, tout en jouant sérieusement le drame de leur propre vie? Ce sont des gens qui se copient eux-mêmes. Esprits ardents et portés par nature à l'amour des grandes choses, que leur milieu soit prosaïque, leur élan n'en est pas moins romanesque; que leurs facultés d'exécution soient bornées, leurs conceptions n'en sont pas moins démesurées: aussi se drapent-ils perpétuellement avec le manteau du personnage qu'ils ont dans l'imagination. Ce personnage est bien l'homme même, puisqu'il est son rêve, sa création, son mobile intérieur. L'homme réel marche à côté de l'homme idéal; et comme nous voyons deux représentations de nous-mêmes dans une glace fendue par le milieu, nous distinguons dans cet homme, dédoublé pour ainsi dire, deux images qui ne sauraient se détacher, mais qui sont pourtant bien distinctes l'une de l'autre. C'est ce que nous entendons par le mot de seconde nature, qui est devenu synonyme d'habitude.
Horace, donc était ainsi. Il avait nourri en lui-même un tel besoin de paraître avec tous ses avantages, qu'il était toujours habillé, paré, reluisant, au moral comme au physique. La nature semblait l'aider à ce travail perpétuel. Sa personne était belle, et toujours posée dans des altitudes élégantes et faciles. Un bon goût irréprochable ne présidait pas toujours à sa toilette ni à ses gestes; mais un peintre eût pu trouver en lui, à tous les instants du jour, un effet à saisir, il était grand, bien fait, robuste sans être lourd. Sa figure était très-noble, grâce à la pureté des lignes; et pourtant elle n'était pas distinguée, ce qui est bien différent. La noblesse est l'ouvrage de la nature, la distinction est celui de l'art; l'une est née avec nous, l'autre s'acquiert. Elle réside dans un certain arrangement et dans l'expression habituelle. La barbe noire et épaisse d'Horace était taillée avec un dandysme qui sentait son quartier latin d'une lieue, et sa forte chevelure d'ébène s'épanouissait avec une profusion qu'un dandy véritable aurait eu le soin de réprimer. Mais lorsqu'il passait sa main avec impétuosité dans ce flot d'encre, jamais le désordre qu'elle y portait n'était ridicule ou nuisible à la beauté du front. Horace savait