La clique dorée. Emile Gaboriau

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La clique dorée - Emile Gaboriau


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cocher, en ces occasions, lançait son attelage à fond de train, et ma foi! les pauvres piétons eussent couru de grands risques, s'il n'eût été d'une merveilleuse adresse.

      Ce qui n'empêche que ce soir-là, M. de la Ville-Handry, à deux reprises, abaissait les glaces pour crier:

      – Nous ne marchons pas!..

      C'est qu'il avait, encore qu'il s'efforçât de garder sa gravité d'homme politique, toutes les impatiences et les expansives vanités d'un lycéen courant à ses premiers rendez-vous d'amour.

      Maussade tant qu'avait duré le dîner, il babillait maintenant avec une joyeuse volubilité, sans s'inquiéter de ce que son compagnon pouvait penser ou lui répondre.

      Il est vrai que Daniel ne l'entendait même pas.

      Pelotonné dans un des angles de la voiture, il avait assez à faire à dominer son émotion, car il était ému, comme jamais en sa vie, au moment d'aborder cette redoutable aventurière, miss Brandon.

      Et pareil au lutteur qui se ramasse sur lui-même au moment d'un assaut décisif, il rassemblait tout son sang-froid, tout ce qu'il avait d'énergie.

      De la rue de Varennes à la rue du Cirque, la course ne dura guère plus de dix minutes.

      – Nous voici arrivés! s'écria le comte.

      Et sans attendre l'arrêt complet de la voiture, il sauta sur le trottoir et, devançant ses gens, courut frapper à la porte de l'hôtel de miss Sarah Brandon.

      Ce n'était pas, il s'en faut, une de ces habitations modernes dont le luxe ridicule et criard tire l'œil des passants.

      De la rue on eût dit la modeste maison de quelque boutiquier retiré, mangeant là sans faste ni soucis mondains ses douze ou quinze mille livres de rentes. Il est vrai de dire que de la rue on n'apercevait ni le jardin, ni les remises, ni les écuries.

      Cependant, un domestique était venu ouvrir, qui débarrassa de leur pardessus M. de la Ville-Handry et Daniel, et qui les guida le long de l'escalier.

      Arrivé au palier du premier étage, le comte s'arrêta, comme si la respiration tout à coup lui eût manqué.

      – C'est là, balbutia-t-il, là!

      Là!.. Quoi?.. Daniel ne comprenait pas. Le comte voulait simplement lui dire que c'était là, à cette même place, qu'il avait tenu entre ses bras miss Brandon évanouie…

      Mais Daniel n'eut pas le temps d'interroger. Un second domestique sortit de l'appartement et s'inclinant devant M. de la Ville-Handry:

      – Ces dames, dit-il, sortent à peine de table, et sont encore à leur toilette.

      – Ah!..

      – Si ces Messieurs veulent prendre la peine de s'asseoir dans le salon, je vais aller prévenir sir Thomas Elgin.

      – Bien, bien!.. fit le comte, de ce ton de l'homme qui dans une maison amie se sent aussi à l'aise que dans sa propre maison.

      Et il entra dans le salon, toujours suivi de Daniel.

      C'était une vaste pièce, où du tapis au lustre se trahissait l'austérité puritaine de mistress Brian. Ce luxe y éclatait, mais froid, gauche, triste. Tous les meubles avaient des formes anguleuses qui éloignaient jusqu'à l'idée de repos; le sujet de la pendule avait été pris dans la Bible, les candélabres et les bronzes réalisaient le type du laid.

      Et pas un objet d'art, pas une statuette, pas un tableau.

      Si, cependant… En face de la cheminée, à la place d'honneur, s'étalait dans un cadre splendide, une méchante toile, vrai barbouillage de sauvage, représentant un homme d'une cinquantaine d'années, portant un uniforme de fantaisie, d'énormes épaulettes, un grand sabre, un chapeau emplumé, et une ceinture bleue d'où sortaient les crosses de deux revolvers.

      – Le général Brandon… le père de miss Sarah, prononça M. de la Ville-Handry, d'un ton de vénération qui fit bondir Daniel… Comme exécution, ce portrait laisse sans doute beaucoup à désirer, mais il est, paraît-il, frappant…

      Ce qui est sûr, c'est qu'entre la figure tannée de ce général américain et le frais visage de miss Brandon, la ressemblance était saisissante…

      Il y a mieux: en examinant de près et avec plus d'attention cette peinture, Daniel s'imagina y reconnaître une inhabileté calculée, voulue, cherchée… Il lui semblait voir quelque chose comme l'œuvre d'un artiste qui se serait exercé à imiter ces bonshommes informes et naïfs que crayonnent les enfants… A côté de maladresses grossières, il croyait distinguer certaines touches trahissant une main habile, et enfin une oreille à demi-cachée par les cheveux lui paraissait révéler un faire supérieur…

      Mais avant qu'il songeât à tirer de son étrange découverte les déductions naturelles, sir Thomas Elgin parut.

      Il était en habit et en cravate blanche, plus long et plus roide que jamais, et il s'avançait en boitant un peu, s'appuyant sur une grosse canne.

      – Eh quoi!.. cher sir Tom, s'écria le comte, votre jambe vous fait encore souffrir?..

      – Oh! beaucoup, répondit l'honorable gentleman, avec un accent britannique des plus prononcés, beaucoup depuis ce matin… le docteur craint quelque chose du côté de l'os…

      Et en même temps, obéissant à ce besoin instinctif de montrer le mal qu'on a, il retroussa légèrement son pantalon, et on put voir qu'il avait la jambe fortement serrée par une longue bande de toile…

      M. de la Ville-Handry eut un geste de compassion, puis, oubliant qu'il avait présenté Daniel la veille à l'Opéra, il le présenta de nouveau, et, les salutations finies, revenant à sir Tom:

      – En vérité, reprit-il, je suis presque honteux d'arriver si tôt, mais je sais que vous attendez du monde ce soir.

      – Quelques personnes oh! oui…

      – Et je tenais à me trouver seul quelques instants avec vous…

      Une grimace contracta les lèvres minces de l'honorable gentleman: c'était sa façon de sourire; et tout en caressant du bout des doigts ses favoris en nageoires:

      – On a prévenu Sarah de votre arrivée, mon cher comte, dit-il, et je l'ai entendue crier à mistress Brian qu'elle allait être prête… C'est incroyable, véritablement, le temps qu'elle dépense à sa toilette.

      Ils causaient ainsi amicalement devant la cheminée, sir Tom allongé sur un fauteuil, M. de la Ville-Handry debout adossé à la tablette.

      Machinalement, Daniel s'était reculé jusqu'à l'embrasure d'une des fenêtres qui donnait sur la cour et sur le jardin de l'hôtel. Là, le front appuyé contre une vitre, il réfléchissait.

      Ce qui bouleversait toutes ses idées, c'était cette blessure de sir Thomas Elgin…

      – Sa chute n'aurait-elle donc pas été volontaire, pensait-il, se serait-il véritablement cassé la jambe?.. En ce cas, l'évanouissement de miss Sarah n'aurait pas été concerté d'avance…

      Lancé sur cette pente, son esprit pouvait aller loin, et il se sentait encore une fois tiraillé par d'étranges incertitudes, quand le roulement d'une voiture sur le sable de la cour l'arracha à ses méditations…

      Il regarda… Devant le perron de la façade intérieure de l'hôtel s'arrêtait un coupé, une femme en descendit, et il faillit laisser échapper un cri de surprise, car dans cette femme il lui semblait reconnaître miss Sarah… Mais était-ce possible!..

      Il ne pouvait le croire, lorsque cette femme, ayant quelques mots à dire au cocher, leva la tête, et la lumière des lanternes tomba en plein sur son visage…

      Plus de doutes possibles… C'était bien miss Sarah…

      D'un bond elle franchit le perron et entra dans l'hôtel, et même on entendit le bruit sourd de la porte se refermant…

      A l'Opéra, la veille, un mot de miss Brandon, un seul, avait suffi pour ouvrir à la lumière de la vérité l'esprit de Daniel.

      Mais


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