La clique dorée. Emile Gaboriau
Читать онлайн книгу.une dextérité inquiétante, il remit les lettres dans les enveloppes, les sécha, les lissa et les soumit à une vigoureuse pression, jusqu'à faire totalement disparaître les boursoufflures occasionnées par la vapeur.
Puis au bout d'un moment, contemplant son ouvrage d'un air satisfait:
– Voilà qui n'est pas mal, fit-il; un directeur des postes n'y verrait que du feu; je puis me risquer.
Et sur ce, s'élançant dehors, il regagnait d'un pied leste le cinquième étage, quand la portière, Mme Chevassat, lui barra l'escalier, descendant si fort à propos que très-évidemment elle avait épié sa sortie.
– Eh bien! cher monsieur Ravinet, fit-elle de son air le plus aimable, qui certes ne l'était guère, vous voilà donc le banquier de Mlle Henriette?
– Oui… qu'avez-vous à y redire?..
– Oh! rien… vos affaires ne sont pas les miennes, seulement…
Elle s'arrêta, un sourire cynique effleura ses lèvres plates et elle ajouta:
– Seulement elle est fameusement jolie, Mlle Henriette, et à mon à part je me disais: «Tiens, tiens, il n'a pas mauvais goût, M. Ravinet…»
Une réplique indignée montait aux lèvres du bonhomme, mais il sut la retenir, comprenant combien il lui importait d'abuser la portière, et se contraignant à sourire:
– Vous savez que je compte sur votre discrétion, fit-il.
Et il monta.
Alors, il dut au moins rendre à la Chevassat et aux deux rentières du premier étage cette justice, qu'elles avaient bien employé le temps et fort adroitement tiré parti des ressources qu'il avait mises à leur disposition.
La chambre, si froide et si désolée l'instant d'avant, de Mlle Henriette, avait pris, grâce à leurs soins, un air d'aisance qui réjouissait.
Une lampe, dont un abat-jour atténuait la lumière, brûlait sur la commode, un bon feu clair flambait dans la cheminée, on avait tendu un vieux rideau en plusieurs doubles devant la fenêtre pour remplacer provisoirement les carreaux brisés, et sur la table, recouverte d'un tapis, il y avait une théière, une tasse de porcelaine et deux petites fioles de pharmacien.
C'est que le médecin était venu, en l'absence de M. Ravinet, il avait saigné la malade, lui avait prescrit une potion et s'était retiré en déclarant qu'il n'y avait plus à garder l'ombre d'une inquiétude.
Seule, en effet, la pâleur de la pauvre jeune fille trahissait ses souffrances et le danger qu'elle avait couru.
Etendue dans son lit, maintenant garni de bons matelas et de draps bien blancs, la tête très-haussée sur ses oreillers, elle respirait librement, on le voyait au mouvement égal et régulier de sa poitrine, soulevant les couvertures…
Mais avec la vie et l'intelligence, la liberté de réfléchir à l'horreur de sa situation et la faculté de souffrir lui étaient revenues.
Le front appuyé sur son bras, qui disparaissait presque sous les boucles d'or de sa chevelure, immobile, l'œil obstinément fixé dans le vide, comme si elle eût essayé de percer les ténèbres de l'avenir, elle eût semblé la statue de la douleur ou plutôt de la résignation, sans les grosses larmes qui coulaient silencieuses le long de ses joues.
Sa beauté rare empruntait aux circonstances quelque chose d'immatériel et de si saisissant que le père Ravinet en demeura cloué par l'admiration sur le seuil de la porte restée ouverte.
Mais il ne tarda pas à songer qu'il pouvait être surpris là, en flagrant délit d'espionnage, et que certainement on se méprendrait sur ses sentiments.
Il toussa donc pour annoncer sa présence et entra.
Au bruit, Mlle Henriette s'était redressée. Apercevant le vieux brocanteur:
– Ah! c'est vous, monsieur, prononça-t-elle d'une voix faible, ces dames qui m'ont soignée, m'ont tout appris… C'est vous qui m'avez sauvé la vie!..
Elle hocha la tête, et lentement:
– C'est un triste service que vous m'avez rendu là, monsieur.
Cela fut dit simplement, mais en même temps avec une si navrante expression de douleur que le père Ravinet en fut épouvanté.
– Malheureuse enfant, s'écria-t-il, songeriez-vous donc à renouveler votre horrible tentative?..
Elle ne répondit pas. N'était-ce pas comme si elle eût répondu: Oui.
– Mais c'est de la folie! s'écria le vieux brocanteur, en proie à la plus vive agitation. A vingt ans, désespérer de la vie! cela ne s'est jamais vu. Vous souffrez, mais soupçonnez-vous seulement les compensations que l'avenir vous réserve!..
Du geste, elle l'interrompit:
– Il n'était plus d'avenir pour moi, monsieur, quand j'ai demandé à la mort un refuge…
– Cependant…
– Oh! ne cherchez pas à me convaincre, monsieur; ce que j'ai fait, je devais le faire. Je sentais la vie me quitter, j'ai voulu abréger les tortures… Il y avait trois jours que je n'avais mangé, quand j'ai allumé du charbon ici… Et pour me le procurer, ce charbon, j'ai eu recours à une supercherie, j'ai trompé la marchande qui me l'a donné à crédit… Ah! Dieu sait cependant que ce n'était pas le courage qui me manquait!.. Avec quelle joie et de quel cœur j'eusse travaillé aux plus grossiers ouvrages! Mais savais-je, moi, où et comment on trouve de l'ouvrage!.. Cent fois j'ai supplié Mme Chevassat de m'en procurer, mais toujours elle se moquait de moi en riant, et quand j'insistais, elle me disait…
Elle s'arrêta et un flot de sang empourpra son visage. Ce que lui disait la portière, elle n'osait le répéter. Mais c'est d'une voix que faisait trembler la rancune de sa dignité de femme et de toutes ses pudeurs outragées, qu'elle dit:
– Ah! cette femme est une indigne créature!..
De quoi était capable la Chevassat, le vieux brocanteur ne pouvait l'ignorer.
Il ne devinait que trop par quels conseils elle avait dû répondre à cette malheureuse de vingt ans, qui en sa détresse profonde s'adressait à elle.
Cependant, un juron lui échappa, qui eut assurément bien étonné l'estimable portière, et vivement:
– Assez, mademoiselle, s'écria-t-il, assez, je vous en prie… Ce que vous avez enduré, ne le sais-je pas? J'ai vu la misère de près aussi, moi. Votre résolution désespérée de ce soir, je ne l'ai que trop comprise. Comment ne s'abandonner pas soi-même, quand on est abandonné de tout et de tous?.. Mais je ne m'explique plus votre découragement, à cette heure que la situation n'est plus la même…
– Hélas! monsieur, en quoi a-t-elle changé!..
– Comment, en quoi!.. Ne suis-je donc pas là, moi! Quoi, après avoir eu la chance d'arriver à temps, je vous abandonnerais! Ce serait du propre! Non, non, jeune fille, reposez en paix, je veille, la misère n'approchera plus. Il vous faut un défenseur, un conseiller, me voilà, solide au poste. Et si vous avez des ennemis, gare à eux! Allons, souriez aux jours meilleurs qui vont se lever.
Mais elle ne souriait pas; la stupeur, presque l'effroi, se peignaient sur son visage.
Concentrant en un puissant effort tout ce qu'elle avait de pénétration, elle attachait sur le bonhomme un regard obstiné, espérant arriver jusqu'au fond de sa pensée.
Lui ne laissait pas que d'être déconcerté du peu de succès de son éloquence.
– Douteriez-vous donc de mes promesses? demanda-t-il.
Elle secoua la tête, et laissant tomber ses paroles une à une, comme pour leur donner une valeur plus grande:
– Pardonnez-moi, monsieur, prononça-t-elle, je ne doute pas… Mais je me demande quels sont mes titres à la généreuse protection que vous m'offrez.
Affectant plus de surprise qu'il n'en ressentait, assurément, le père Ravinet levait les bras au ciel.
– Mon