La Daniella, Vol. I. Жорж Санд
Читать онлайн книгу.de l'ancien port, quelques petits bâtiments plus ou moins en péril, selon leur construction, leur pilote et la force de la lame. Tous s'en sont bien tirés. Un petit chasse-marée, d'apparence assez fragile, m'a intéressé particulièrement. C'était le moment de tourner pour entrer dans la rade, le moment critique! La vague, sur laquelle il bondissait comme un oiseau des tempêtes, le prenait alors en flanc. Il s'est couché si à plat, que ses vergues effleuraient la crête des flots; mais aussitôt il s'est relevé, agile, élastique comme un arc bien tendu. Il a franchi légèrement une vraie montagne bouillonnante, et il s'est trouvé dans les eaux calmes, fier comme un cygne qui reprend possession de son nid. Rien ne trahissait l'épouvante dans les mouvements du petit équipage, et j'étais fier, pour ma part, comme si j'eusse été de la partie. Oui, l'homme doit être intrépide, et le spectacle le plus attrayant, c'est, on le conçoit bien, le déploiement des forces humaines. Les tempêtes et les océans ne sont rien: l'âme universelle émanée de Dieu a son foyer le plus pur en nous, qui méprisons la mort, et ce n'est pas la terre et la mer seulement qu'il faut peindre, n'est-ce pas, mon ami? c'est l'homme et sa vie!
Puis un navire plus lourd est arrivé. Son entrée a demandé plus de cérémonies. Dans ces crises où le sort de l'équipage dépend de la manoeuvre, on entend des cris à bord; mais c'est le commandement de l'intelligence ou de l'expérience, et cette voix-là domine à bon droit les rugissements de la mer.
Le tout était bizarrement accompagné du son clair et strident d'une petite harpe, partant d'assez près de moi. Tandis que flots et navires s'étreignaient dans la lutte, sur l'esplanade d'une baraque servant de cabaret, dansaient des filles et des marins endimanchés. Un artiste de grand chemin, un bohème harpiste, chevelu, déguenillé, jouait, avec une verve saccadée et diabolique, une sorte de tarentelle à mouvement détraqué, sur lequel polkaient avec fureur des créatures avinées. Le contraste était curieux, je vous jure, et résumait toute l'audace insouciante et aventureuse de l'homme de mer.
Arrivés le matin d'un voyage au long cours, bronzés par de terribles soleils et de terribles tempêtes, ces marins, rasés de frais et chaussés d'escarpins brillants, valsaient avec des filles en robe de soie, pirouettant dans sept étages de falbalas gonflés par le vent. Il faisait un froid atroce, un ciel de plomb. La vague, déferlant jusque sur les planches vermoulues de la terrasse, semblait, à chaque instant, devoir emporter baraque et orgie. Le navire, approchant comme malgré lui, semblait devoir échouer sur le bal. Personne n'y songeait, si ce n'est moi. Le harpiste eût, je crois, marqué le rhythme au milieu des affres de la mort, et le rire échevelé des lionnes de guinguette se fût perdu sans transition dans le râle de l'agonie.
J'ai dîné seul dans un autre cabaret plus tranquille, et j'ai vu, avec la chute du jour, l'apaisement rapide de la bourrasque. Le vent est devenu tout à coup tiède, et, quand l'obscurité a tout envahi, je suis resté sans lumière dans le petit recoin où l'on m'avait oublié.
Pendant que je me reposais, en me laissant aller à ma rêverie, une conversation, établie de l'autre côté d'une mince cloison, allait son train, sans m'inspirer aucun intérêt. Pourtant, je fus frappé de ces paroles prononcées distinctement par un Anglais, s'exprimant avec facilité dans notre langue:
– Croyez-vous donc que cela serve à quelque chose, d'avoir de la volonté?
Cette réflexion s'adaptait si bien à mes pensées du moment, que je ne pus m'empêcher de prêter l'oreille, et alors j'entendis, après quelques paroles banales échangées entre les deux interlocuteurs et interrompues par le petit bruit de leurs couteaux sur les assiettes, le récit que je vais vous transcrire et qui m'a paru renfermer une grande moralité.
– Bah! j'avais dix-neuf ans (c'est l'Anglais qui parlait) quand on me dit que j'étais en âge d'épouser miss Harriet. Moi, je me trouvais trop jeune et j'étais effrayé d'entrer dans le grand monde, que je ne connaissais pas et que je n'étais pas bien pressé de connaître. J'étais un cadet de famille; j'avais très-peu de quoi vivre. J'avais déjà fait avec vous ce voyage aux Antilles. Je n'aimais pas précisément la marine; mais j'avais le goût de l'indépendance et de la locomotion. Miss Harriet m'avait pris en amitié, Dieu sait pourquoi! J'avais un beau nom, soit; mais pas d'usage, pas de talent, et pas grand esprit, comme vous savez! mais elle était sentimentale, amoureuse de ma pauvreté et un peu monomane, je suppose. Des souvenirs d'enfance, une pitié que je ne lui demandais pas, un point d'honneur excentrique, le ciel vous préserve, mon cher, des femmes excentriques! l'orgueil d'enrichir un pauvre parent… Dieu me damne si je sais quoi; enfin elle était folle de moi et mourait de consomption si nous n'étions pas mariés au plus vite. J'avais juré que je ferais le voyage de Ceylan avant de me mettre la corde au cou.
– Pourquoi Ceylan? demanda le Français.
– Je ne m'en souviens pas, reprit le narrateur. C'était mon idée, ma volonté. La volonté d'un homme devrait être sacrée. Mais miss Harriet était jolie, très-jolie même, et je devins amoureux en la voyant si éprise de moi. Bref, nous fûmes mariés avec deux cent mille livres de rente, et c'est de ce jour-là que commence mon infortune…
– Diantre! milord, fit l'autre en frappant sur la table, vous avez deux cent mille livres de rente?
– Non, reprit l'Anglais avec un soupir qui fit vibrer son verre. J'en ai à présent huit cent mille! ma femme a hérité!
– Eh bien, de quoi diable vous plaignez-vous?
– Je me plains d'avoir huit cent mille livres de rente. Cela m'a créé des devoirs, des obligations, une foule de liens qui ne convenaient pas à mon caractère, à mon éducation, à mes goûts. J'aime à faire ma volonté, mais je ne suis pas méchant, et, n'ayant jamais pu vivre à ma guise, depuis que je suis marié, riche et considéré, j'ai toujours été très-malheureux.
– Comment donc ça?
– Vous allez voir. Ma femme, dès le lendemain du mariage, me fit homme du monde. Je n'étais pas né pour ça. Je m'ennuyais dans la grandeur; j'aimais mieux la compagnie des gens simples. J'aurais voulu parler marine et voyages; il me fallait parler politique et littérature. Ma femme était bas-bleu. Elle lisait Shakspeare; moi, je lisais Paul de Kock. Elle aimait les grands chevaux; je n'aimais que les poneys. Elle faisait de la musique savante; moi, je préférais la trompe de chasse. Elle ne recevait que des gens de la plus haute classe; moi, je m'en allais volontiers causer avec mes gardes. Je me plaisais quelquefois au détail de la ferme; elle ne trouvait rien d'assez luxueux et d'assez confortable pour la vie de château. Elle avait toujours froid quand j'avais chaud, et chaud quand j'avais froid. Elle voulait toujours aller en Italie quand je voulais aller en Russie, et réciproquement; être sur terre quand j'aurais voulu être sur mer, et vice versa; et de tout ainsi!
– La belle affaire! s'écria le Français en riant. C'est là le mariage! Un peu plus, un peu moins, c'est toujours la même histoire. C'est ennuyeux pour les pauvres gens qui n'ont pas le moyen de faire deux ménages; mais, quand on est milord…
– Quand on est milord, on n'est pas pour cela un homme sans principes, repartit l'Anglais d'un ton qui révéla tout à coup une certaine supériorité de caractère; si j'avais abandonné milady, elle aurait eu le droit de se plaindre et peut-être celui de manquer à ses devoirs. Je n'ai pas voulu faire de ma femme une femme délaissée. Je voyais bien (et je l'ai vu très-vite) qu'elle ne me trouvait plus ni beau, ni aimable; ni intéressant. Elle avait bien assez à rougir en elle-même de m'avoir aimé si follement. Ça, je n'y pouvais rien; mais je n'ai pas voulu qu'elle fût humiliée dans le monde, et je ne l'ai pas quittée. Je ne l'ai jamais quittée, ce qui l'ennuie bien, et moi aussi!
L'Anglais soupira, le Français se mit à rire.
– Ne riez pas! reprit milord d'un ton sévère: je suis malheureux, très-malheureux! Ce qu'il y a de pire, c'est que milady, douce comme un agneau avec tout le monde, est un tyran avec moi. Elle croit que sa fortune a payé le droit de m'opprimer. Je n'ai pas eu le bonheur de la rendre mère, et, pour cela aussi, je suis humilié dans son coeur. Et, encore un fléau!.. elle est jalouse de moi. Arrangez cela! Elle ne m'aime plus du tout, et nous ne sommes plus d'un âge à nous permettre ce ridicule. Eh bien, elle m'accuse de mauvaises moeurs, moi qui, pour ne pas lui donner prise sur ma conscience, ai dépensé