Le péché de Monsieur Antoine, Tome 1. Жорж Санд

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Le péché de Monsieur Antoine, Tome 1 - Жорж Санд


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Jean, dit-il en le retenant, réfléchissez, je vous en conjure. Deux ans sont bientôt passés, et grâce aux petites économies que vous pourrez faire pendant ce temps, d'autant plus, ajouta-t-il en regardant M. Cardonnet d'un air à la fois suppliant et ferme, que mon père vous nourrira en sus du salaire convenu …

      – Vrai? dit Jean ému.

      – Accordé, répondit M. Cardonnet.

      – Eh bien! Jean, vos vêtements sont peu de chose, et ma mère et moi nous nous ferons un plaisir de remonter votre garde-robe. Vous aurez donc, au bout de deux ans, mille francs nets; c'est assez pour bâtir une maison de garçon à votre usage, puisque vous êtes garçon.

      – Veuf, Monsieur, dit Jean avec un soupir, et un fils mort au service!

      – Au lieu que si tu manges ton salaire chaque semaine, reprit Cardonnet père sans s'émouvoir, tu le gaspilleras, et au bout de l'année, tu n'auras rien bâti et rien conservé.

      – Vous prenez trop d'intérêt à moi: qu'est-ce que ça vous fait?

      – Cela me fait que mes travaux, interrompus sans cesse, iront lentement, que je ne t'aurai jamais sous la main, et que dans deux ans, lorsque tu viendras m'offrir la prolongation de tes services, je n'aurai plus besoin de toi. J'aurai été forcé de confier ton poste à un autre.

      – Vous aurez toujours des travaux d'entretien! Croyez-vous que je veuille vous faire banqueroute?

      – Non, mais j'aimerais mieux ta banqueroute que des retards.

      – Ah! que vous êtes donc pressé de jouir! Eh bien! voyons, vous me donnerez un seul jour par semaine, et j'aurai des outils à moi.

      – Il paraît qu'il tient beaucoup à ce jour de liberté, dit Émile; accordez-le-lui, mon père.

      – Je lui accorde le dimanche.

      – Et moi je ne l'accepte que pour me reposer, dit Jean avec indignation; me prenez-vous pour un païen? Je ne travaille pas le dimanche, Monsieur; ça me porterait malheur, et je ferais de la mauvaise ouvrage pour vous et pour moi.

      – Eh bien, mon père vous donnera le lundi …

      – Taisez-vous, Émile, point de lundi! Je n'entends pas cela. Vous ne connaissez pas cet homme. Intelligent et rempli d'inventions parfois heureuses, souvent puériles, il ne s'amuse que quand il peut travailler à des niaiseries à son usage; il tranche du menuisier, de l'ébéniste, que sais-je? il est adroit de ses mains; mais quand il s'abandonne à ses fantaisies, il devient flâneur, distrait et incapable d'un travail sérieux.

      – Il est artiste, mon père! dit Émile en souriant avec des larmes dans les yeux, ayez un peu de pitié pour le génie!»

      M. Cardonnet regarda son fils d'un air de mépris; mais Jean, prenant la main du jeune homme: «Mon enfant, dit-il avec sa familiarité étrange et noble, je ne sais pas si tu me rends justice, ou si tu te moques de moi, mais tu as dit la vérité! j'ai trop d'esprit d'invention pour le métier qu'on veut que je fasse ici. Quand je travaille chez mes amis du village, chez M. Antoine, chez le curé, chez le maire, ou chez de pauvres gueux comme moi, ils me disent: «Fais comme tu voudras, invente ça toi-même, mon vieux! suis ton idée, ça sera un peu plus long, mais ça sera bien!» Et c'est alors que je travaille avec plaisir, oui! avec tant de plaisir, que je ne compte pas les heures, et que j'y mets une partie des nuits. Ça me fatigue, ça me donne la fièvre, ça me tue quelquefois! mais j'aime cela, vois-tu, mon garçon, comme d'autres aiment le vin. C'est mon amusement, à moi … Ah! riez et moquez-vous, monsieur Cardonnet; eh bien, votre ricanement m'offense, et vous ne m'aurez pas, non, vous ne m'aurez pas, quand même les gendarmes seraient là, et qu'il irait de la guillotine. Me vendre à vous corps et âme pendant deux ans! Ne faire que ce qui vous plaira, vous voir inventer, et n'avoir pas mon avis! car si vous me connaissez, je vous connais aussi: je sais comment vous êtes, et qu'il ne se remue pas une cheville chez vous sans que vous l'ayez mesurée. Je serais donc un manœuvre, travaillant à la corvée comme défunt mon père travaillait pour les abbés de Gargilesse? Non, Dieu me punisse! je ne vendrai pas mon âme à un travail aussi ennuyeux et aussi bête. Encore si vous donniez mon jour de récréation et de dédommagement, pour contenter mes anciennes pratiques et moi-même! mais rien!

      – Non, rien, dit M. Cardonnet irrité; car l'amour-propre d'artiste commençait à être en jeu de part et d'autre. Va-t'en, je ne veux pas de toi; prends ce napoléon, et va te faire pendre ailleurs.

      – On ne pond plus, Monsieur, répondit Jean en jetant la pièce d'or par terre, et quand même ça se ferait encore, je ne serais pas le premier honnête homme qui aurait passé par les mains du bourreau.

      – Émile, dit M. Cardonnet dès qu'il fut sorti, faites monter ici le garde champêtre, cet homme qui est là sur le perron avec une petite fourche de fer à la main.

      – Mon Dieu! que voulez-vous faire? dit Émile effrayé.

      – Ramener cet homme à la raison, à la bonne conduite, au travail, à la sécurité, au bonheur. Quand il aura passé une nuit en prison, il sera plus traitable, et il me bénira un jour de l'avoir délivré de son démon intérieur.

      – Mais, mon père, attenter à la liberté individuelle … Vous ne le pouvez pas …

      – Je suis maire depuis ce matin, et mon devoir est de faire saisir les vagabonds. Obéissez, Émile, ou j'y vais moi-même.»

      Émile hésitait encore. M. Cardonnet, incapable de supporter l'ombre de la résistance, le poussa brusquement de devant la porte et alla, en sa qualité de premier magistrat du lieu, donner ordre au garde champêtre d'arrêter Jean Jappeloup, natif de Gargilesse, charpentier de profession, et actuellement sans domicile avoué.

      Cette mission répugnait beaucoup au fonctionnaire rustique, et M. Cardonnet lut son hésitation sur sa figure. «Caillaud, dit l'industriel d'un ton absolu, ta destitution avant huit jours, ou vingt francs de récompense! – Suffit, Monsieur, répondit Caillaud.» Et brandissant sa pique, il partit d'un pas dégagé.

      Il rejoignit le fugitif à deux portées de fusil du village, ce qui ne fut pas difficile, car ce dernier s'en allait lentement, la tête penchée sur sa poitrine et absorbé dans une méditation douloureuse. «Sans ma mauvaise tête, se disait-il, je serais à présent sur le chemin du repos et du bien-être, au lieu qu'il me faut reprendre le collier de misère, errer comme un loup à travers les ronces et les rochers, être souvent à charge à ce pauvre Antoine, qui est bon, qui m'accueille toujours bien, mais qui est pauvre et qui me donne plus de pain et de vin que je ne peux prendre dans mes lacets de perdrix et de lièvres pour sa table … Et puis, ce qui me fend le cœur, c'est de quitter pour toujours ce pauvre cher village où je suis né, où j'ai passé toute ma vie, où j'ai tous mes amis et où je ne peux plus entrer que comme un chien affamé qui brave un coup de fusil pour avoir un morceau de pain. Ils sont tous bons pour moi, pourtant, les gens d'ici; et, sans la crainte des gendarmes, ils me donneraient asile!»

      En rêvant ainsi Jean entendit la cloche qui sonnait l'angelus du soir, et des larmes involontaires coulèrent sur ses joues basanées, «Non, pensa-t-il, il n'y a pas à dix lieues à la ronde une seule cloche qui ait une aussi jolie sonnerie que celle de Gargilesse!» Un merle chanta auprès de lui dans l'aubépine du buisson, «Tu es bien heureux, toi, lui dit-il, parlant tout haut dans sa rêverie, tu peux nicher là, voler dans tous ces jardins que je connais si bien, et te nourrir des fruits de tout le monde, sans qu'on te dresse procès-verbal.

      – Procès-verbal, c'est ça, dit une voix derrière lui, je vous arrête au nom de la loi!»

      Et Caillaud lui mit la main au collet.

      VII.

      L'ARRESTATION

      «Toi? toi! Caillaud! dit le charpentier stupéfait, avec le même accent que dut avoir César en se sentant frappé par Brutus.

      – Oui, moi-même, garde champêtre. Au nom de la loi! cria Caillaud de toutes ses forces pour être entendu aux environs, s'il se trouvait là quelque témoin; et il ajouta tout bas: – Échappez-vous, père Jean. Allons, repoussez-moi,


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