Histoire littéraire d'Italie (3. Pierre Loius Ginguené

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Histoire littéraire d'Italie (3 - Pierre Loius Ginguené


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qui ne rachetait même pas toujours, par les agréments de la narration, le vide et le peu d'intérêt des faits. Enfin, nous avons vu passer sous nos yeux environ quinze ouvrages de différents genres et d'inégale étendue, mais dont la destinée est à peu près la même, et qui, s'ils étaient seuls, auraient probablement entraîné le nom de leur auteur dans l'oubli presque total où ils sont plongés.

      D'où lui est donc venue sa renommée? d'où il l'attendait le moins; d'un ouvrage assez futile en apparence, d'un recueil de contes qu'il estimait peu, qu'il n'avait composé, comme il le dit, que pour désennuyer les femmes qui, de son temps, menaient une fort triste vie 72; auquel enfin, dans un âge avancé, il ne mettait d'importance que par les regrets que lui inspiraient ses scrupules religieux. Comme Pétrarque, il attendit son immortalité d'ouvrages savants, écrits dans une langue qui avait cessé d'être entendue de tout le monde: il la reçut comme lui d'un recueil de jeux d'imagination et de délassement d'esprit, dans lesquels il avait épuré et perfectionné une langue encore naissante, jusqu'alors abandonnée au peuple pour les usages communs de la vie, et à qui, le premier, il donna dans la prose, comme Dante et Pétrarque l'avaient fait dans les vers, l'élégance, l'harmonie, les formes périodiques, et l'heureux choix des mots d'une langue littéraire et polie.

      L'occasion qui donna naissance à cet ouvrage, ou du moins l'événement auquel il eut l'art de l'attacher, ne paraissait pas devoir fournir matière à des contes plaisants. J'ai parlé plusieurs fois, surtout dans la Vie de Pétrarque, d'une peste terrible qui dévasta l'Europe entière, et particulièrement l'Italie, en 1348. Florence, plus qu'aucune autre ville, en avait éprouvé les ravages. Elle était presque dépeuplée; les places et les rues étaient désertes, les maisons vides, les temples presque abandonnés. C'est dans cette situation déplorable que sept jeunes femmes, belles, sages et bien nées, se rencontrent dans l'église de Sainte-Marie-Nouvelle. Après s'être quelque temps entretenues du triste sujet des calamités publiques, l'une d'elles propose à ses compagnes de se distraire de tant de malheurs et de fuir la contagion, en se retirant ensemble pendant quelques jours à la campagne dans un lieu délicieux, où elles iront respirer un meilleur air, jouir des agréments de la belle saison, et des plaisirs d'une société libre, honnête et choisie. Mais des femmes ne peuvent aller seules et sans quelques hommes qui les accompagnent. Trois jeunes gens de la ville, amants des unes, parents ou amis des autres, vont avec elles. Les préparatifs sont bientôt faits. Dès le lendemain matin, la troupe aimable se rend à deux milles de Florence, dans une maison de campagne agréablement située, décorée de beaux jardins et d'appartements nombreux et commodes. Là, il ne pensent qu'à faire bonne chère, à chanter, danser, jouer des instruments, se promener dans les jardins, s'égayer par des conversations joyeuses et galantes, s'asseoir à l'ombre sur les gazons, pendant la plus grande ardeur du jour, et raconter des nouvelles tristes ou gaies, satiriques ou touchantes, libres et même quelque chose de plus, selon qu'elles leur viennent dans la tête; mais en gardant un ordre qui prévient la confusion et qui assure, pour ainsi dire, à chaque jour sa provision de récits.

      On choisit pour chaque journée, soit un roi, soit une reine, qui gouverne ou préside, donne les ordres pour les repas, le service, les amusements, la distribution du temps, le genre des histoires que l'on doit raconter 73, le rang dans lequel on doit parler quand le cercle est formé et que les récits commencent. La société est composée de dix personnes. Chacune d'elles paye son tribut tous les jours: on reste dix jours à la campagne dans ces agréables passe-temps. L'ouvrage se trouve ainsi naturellement divisé en dix Journées, dont chacune contient dix nouvelles; c'est ce qui lui a fait donner le titre de Décaméron, formé de deux mots grecs qui signifient dix journées. Ce cadre, aussi simple qu'ingénieux, a été adopté par presque tous les conteurs de Nouvelles qui sont venus après Boccace; et c'est encore une forme qu'on lui doit, pour ce genre, dans la littérature italienne, comme on lui doit celle de l'ottava rima pour l'épopée, et de la prose mêlée d'églogues ou d'idylles en vers pour la pastorale.

      Ce n'est pas qu'on ne fasse remonter beaucoup plus haut le fond ou l'idée primitive de cette invention qui consiste à trouver un moyen naturel de lier par un même intérêt, de diriger vers un même but un certain nombre de récits fabuleux qui se succèdent dans des genres divers, et qui n'ont point entre eux d'autre rapport que ce lien commun dont il a plu à l'auteur de les attacher. L'Inde, à qui l'on doit tant d'autres inventions, paraît encore être la source de celle-ci. Dans l'ouvrage original que l'on croit y avoir pris naissance 74, un roi, qui avait sept maîtresses pour ses plaisirs, et sept philosophes pour son conseil, trompé par les calomnies d'une de ses maîtresses, condamne son propre fils à mort. Les sept philosophes instruits de cet arrêt, conviennent, pour en empêcher l'exécution, que chacun d'eux passera un jour entier auprès du roi, et le détournera, en lui racontant des histoires, de faire mourir le prince ce jour-là.

      Le premier y réussit par le récit de deux aventures; mais la belle et méchante femme toujours présente, en conte une à son tour qui détruit l'effet des premières. Le lendemain, le second philosophe raconte au roi des faits qui font encore révoquer l'arrêt de mort; mais il est porté de nouveau quand le roi a entendu un nouveau conte de sa maîtresse. Cette alternative de récits et de résolutions contradictoires qui s'entre-détruisent pendant sept jours, fait tout le fond du roman. Le roi reconnaît enfin l'innocence de son fils, et veut punir de mort sa maîtresse. Le jeune prince a la générosité de prouver, par un apologue, qu'elle ne doit pas être mise à mort. Le roi veut au moins qu'on la mutile: elle raconte elle-même un autre apologue qui prouve qu'elle ne doit pas être mutilée. Enfin, son arrêt est changé en une punition humiliante et publique.

      On ne peut méconnaître dans ce roman la première idée de celui qui fait le fond des Mille et une Nuits où la sultane Shéhérazade qui ne dort pas, amuse autant de fois par des contes le sultan son époux, pour l'empêcher de lui couper la tête. La ressemblance avec le Décaméron de Boccace est moins frappante; on voit pourtant qu'ils ont de commun cette idée fondamentale de réunir plusieurs personnes qui, dans un espace de temps donné, et en se proposant un but, racontent différentes histoires. Il y a, dans quelques détails, d'autres rapports, même des traits d'imitation; et voici ce qui les explique. Ce roman indien, dont on nomme l'auteur Sendebad ou Sendebard 75 fut successivement traduit en arabe, en hébreu, en syriaque, en grec, et imité du grec en latin au douzième siècle, par un moine français nommé Jean 76, sous le titre de Dolopathos ou de Roman du Roi et des sept Sages. Dans le même siècle, il fut mis en vers français par un poëte nommé Hébers 77, et en prose par un traducteur inconnu, avec des changements dans le fond, dans la forme et dans le nombre des Nouvelles 78. On y en reconnaît trois du Décaméron: il est donc plus que probable que Boccace eut entre les mains le Delopathos latin ou français, qu'il en emprunta l'idée de rattacher à un même sujet ses cent Nouvelles, qu'en un mot il en tira parti, non en servile imitateur, mais en homme de génie, qui crée encore quand il imite.

      C'est de la même manière qu'il put imiter et qu'il imita peut-être en effet quelques uns de nos anciens Fabliaux. On en a fait un grand éclat, on en a même tiré de nos jours un grand triomphe, et l'on est allé jusqu'à des exagérations qui ne sont pas la preuve d'un jugement bien sain. Fauchet avait observé le premier, avec justesse et avec plus de modération, qu'outre les trois Nouvelles imitées du Dolopathos d'Hébers, il y en avait encore dans le Décaméron quatre ou cinq dont les sujets étaient tirés de Rutebeuf et de Vistace, ou Huistace d'Amiens 79. Caylus n'a pas craint de dire, dans un Mémoire sur les anciens conteurs français 80, que l'Italie, qui est si fière de son Boccace et de ses autres conteurs, perdrait beaucoup de ses avantages, si l'on publiait les nôtres; et il cite un manuscrit de l'abbaye de Saint-Germain, où on lisait jusqu'à dix Nouvelles qui avaient été prises par Boccace. La même accusation a été répétée par Barbazan 81


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<p>72</p>

Voyez le Prologue ou Proemio du Décaméron.

<p>73</p>

Dans la première Journée, la reine laisse à chacun la liberté de choisir le sujet qui lui plaira le mieux; mais, dans la seconde, il est prescrit de parler de ceux qui, après plusieurs traverses, ont obtenu un succès au-delà de leurs espérances; dans la troisième, l'ordre veut que l'on parle de ceux qui ont, par beaucoup d'adresse, obtenu ce qu'ils désiraient, ou recouvré ce qu'ils avaient perdu; dans la quatrième, de ceux dont les amours ont eu une fin malheureuse; ainsi de toutes les autres.

<p>74</p>

Voyez, dans le tom. XLI des Mémoires de l'Académ. des Inscrip. et Belles-Let., pag. 546, la Notice de M. Dacier, sur un manuscrit grec de la Bibliothèque imp., coté 2912.

<p>75</p>

Voyez la Notice de M. Dacier, ub. sup., p. 554.

<p>76</p>

De l'abbaye de Haute-Selve, Alta-Silva, ordre de Citeaux, diocèse de Metz.

<p>77</p>

Voyez Du Verdier, Biblioth., au mot Hébers.

<p>78</p>

Cette traduction en prose du Dolopathos s'est conservée en manuscrit, Bibliothèque impériale, manuscrit, n°. 7974, in-4., vélin, écriture du treizième siècle; autre, n°. 7534, etc. On a cru que le poëme d'Hébers s'était perdu, et qu'il n'en restait que des fragments dans la Bibliothèque de Du Verdier, loc. cit., dans le Recueil des anciens Poëtes français, du président Fauchet, et dans le Conservateur, vol. de janvier 1760, p. 179 (M. Dacier, ub. sup., p. 557.) Mais le poëme existe à la Bibliothèque impériale, dans ce qu'on appelle fonds de Cangé. Il y en a même plusieurs manuscrits de l'ancien fonds, mais qui ne portent pas dans les premiers vers le nom d'Hébers, et qui paraissent contenir des poëmes tirés de la même source, mais d'un style différent du sien. Le roman latin des Sept Sages a été imprimé, Anvers, 1490, in-4., sous le titre de Historia de Calumniâ novercali. L'éditeur avoue que ce titre est de lui, et qu'il a réformé le texte en beaucoup d'endroits. Le texte original du moine de Haute-Selve ne paraît donc exister en entier que dans deux manuscrits qui étaient en Allemagne, et dont parle Melchior Goldast (Sylloge Annotationum in Petronium, Helenopoli, 1615, in-8., page 689). Deux ans après la publication de l'Historiade Calumniâ novercali, il en parut une version française sous ce titre: Livre des Sept Sages de Rome, Genève, 1492, in-fol. Ces deux éditions sont également rares. Le traducteur, en annonçant que cette translation est nouvellement faite, prévient la méprise où l'on pourrait tomber, en la confondant avec l'ancien Dolopathos, ouvrage du douzième siècle au plus tard. D'autres traductions latines et italiennes ont été faites depuis. Voyez sur le tout, la Notice de M. Dacier, ub. sup., p. 560 et suiv.

<p>79</p>

Du Dolopathos français, le trait de la Femme qui veut se jeter dans un puits, Journée VII, Nouv. IV; celui du Palefrenier (qui, dans le Dolopathos est un Chevalier) et de la Fille du Roi Agilulf, Journée III, Nouvelle II; et la Revanche du Siénois avec la Femme de son Voisin, Journ. VIII, Nouv. III: de Rutebeuf, la Nouv. de Dom Jean, Journ. IX, Nouv. X, devenue dans La Fontaine, la Jument du Compère Pierre; de Vistace ou Huistace, celle du Mari jaloux qui confesse sa femme, Journ. VII, Nouv. V, et celle de deux jeunes Florentins dans une auberge, Journ. IX, Nouv. VI, d'où La Fontaine a tiré son conte du Berceau. Fauchet croit aussi que la fin tragique des Amours du châtelain de Coucy, a pu fournir le sujet de la Nouvelle de Guillaume de Roussillon, Journ. IV, Nouv. IX; mais elle est évidemment tirée du provençal. Voyez ci-après, pag. 106, note i.

<p>80</p>

Mém. de l'Acad. des Inscrip., tom. XX, pag. 375, in-4.

<p>81</p>

Dans la Préface de son Recueil des Fabliaux et Contes des Poëtes français, des 12e, 13e., 14e. et 15e. siècles, Paris, 1766, 3 vol. in-12.