Histoire littéraire d'Italie (3. Pierre Loius Ginguené

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Histoire littéraire d'Italie (3 - Pierre Loius Ginguené


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que trop suivi, et ceux qui se portaient bien encore les abandonnaient à leur tour 97.

      «Cet abandon était général. Les citoyens s'entr'évitaient: presque aucun voisin ne prenait soin de l'autre; les parents cessaient de se voir, ou ne se voyaient que rarement et de loin: la terreur alla même au point qu'un frère ou une sœur abandonnait son frère, l'oncle son neveu, la femme son mari, et, ce qui est plus fort encore et presque impossible à croire, les pères et les mères craignaient de visiter et de soigner leurs enfants, comme s'ils leur fussent devenus étrangers. Les malades, dont la multitude était presque innombrable, ne recevaient donc de secours que de la tendresse d'un petit nombre d'amis, ou de l'avarice des domestiques qui ne les servaient que dans l'espoir d'un gros salaire: encore étaient-ils rares, presque tous gens bornés, peu au fait d'un pareil service, seulement bons pour donner aux malades ce qu'ils demandaient, ou pour observer l'instant de leur mort, et qui souvent en servant ainsi se perdaient, eux et le gain qu'ils avaient fait. De cette désertion des voisins, des parents, des amis et de la rareté des domestiques, vint un usage presque inouï jusqu'alors; aucune femme, quelque jolie, ou même quelque belle et de quelque naissance qu'elle fût, ne fît difficulté, lorsqu'elle était malade, d'avoir à son service un homme, ou jeune ou vieux, de se découvrir sans honte devant lui, comme elle l'eût fait devant une femme, dès que sa maladie l'exigeait. Il en résulta que celles qui guérirent, eurent dans la suite moins d'honnêteté peut-être, ou certainement moins de pudeur. De cette cause et de plusieurs autres naquirent parmi ceux qui survécurent des habitudes toutes contraires aux anciennes mœurs des Florentins.»

      Ici, comme l'auteur grec, mais avec les différences apportées par les temps, les pays, les religions et les rites, Boccace décrit fort au long les changements occasionnés par la peste dans la célébration des funérailles. «On ne mourait plus entouré de femmes, de parentes et de voisines qui venaient pleurer autour du lit; les voisins, les proches, la foule des citoyens, et selon la qualité du mort, le clergé ne l'attendaient plus au sortir de sa maison; des hommes de son état ne le portaient plus sur leurs épaules, avec des chants funèbres, et précédés de cierges funéraires, jusqu'à l'église qu'il avait désignée lui-même. Plusieurs sortaient de la vie sans témoins; et ce n'était qu'à un très-petit nombre qu'étaient accordés les gémissements et les larmes de leurs proches et de leurs amis. À la place de ces signes de douleur, on entendait le plus souvent des éclats de rire, des plaisanteries et des bons mots, usage que les femmes, dépouillant la pitié naturelle à leur sexe, et le croyant plus sain pour elles, avaient trop facilement appris. Il était rare que les corps fussent accompagnés à l'église de plus de dix ou douze voisins. Ce n'était point eux, mais des enterreurs à gages qui venaient enlever la bière, et la portaient à grands pas à l'église la plus voisine, précédés de cinq ou six prêtres qui, sans se fatiguer par de trop longues prières, la faisaient jeter au plus vite dans la première fosse vacante. Le sort du petit peuple, et même de la classe moyenne, était encore plus misérable. On trouvait le matin leurs corps aux portes des maisons où ils avaient expiré pendant la nuit. On les entassait deux ou trois dans une seule bière; il arriva même plus d'une fois que le même cercueil emporta la femme et le mari, le père et le fils, les deux ou même les trois frères. Très-souvent lorsque deux prêtres allaient avec la croix chercher un mort, ils rencontraient trois ou quatre bières, dont les porteurs se mettaient à la suite des premiers, et au lieu d'un seul corps qu'ils croyaient enterrer, ils en avaient six, huit, et quelquefois davantage. Ni luminaire, ni larmes, ni cortége ne les accompagnaient, et les choses en vinrent au point qu'on ne tenait pas plus de compte d'un homme mort qu'on en tient aujourd'hui du plus vil bétail.

      «La condition des campagnes environnantes n'était pas meilleure que celle de la ville. Dans les fermes, dans les chaumières, dans les chemins, au milieu des champs, le jour, la nuit, les pauvres et malheureux cultivateurs, sans secours du médecin, sans l'aide d'aucun domestique, périssaient avec leur famille. Bientôt leurs mœurs se relâchèrent comme celles des citadins. Leurs propriétés, leurs affaires ne les intéressèrent plus. Tous regardant chaque jour, comme celui de leur mort, ne songeaient ni à faire travailler, ni à travailler eux-mêmes, ni à retirer le fruit de leurs travaux passés, mais s'efforçaient de consommer ce qu'ils avaient devant eux, par tous les moyens qu'ils pouvaient imaginer. Les bestiaux, les troupeaux, les animaux de basse-cour, les chiens mêmes, ces fidèles compagnons de l'homme, erraient dans la campagne, dans les terres labourées, à travers les moissons, sans guides et sans maîtres. Enfin, pour en revenir à la ville, la violence du mal y fut telle, que, dans le cours de quatre ou cinq mois, plus de cent mille créatures humaines y périrent, nombre, ajoute l'auteur, auquel on n'aurait pas cru, avant cette maladie terrible, que dut s'élever celui de ses habitants.

      «Ô combien, s'écrie-t-il, en terminant ce triste tableau, combien de grands palais, de belles maisons, de nobles demeures, auparavant remplies de familles nombreuses, restèrent vides de maîtres et de serviteurs! Ô combien de races illustres, combien d'opulents héritages, combien d'amples richesses demeurèrent sans successeurs! Combien d'hommes de mérite, de belles femmes, de jeunes gens aimables, que Galien, Hippocrate, ou Esculape lui-même auraient jugé dans l'état de santé la plus parfaite, dînèrent le matin avec leurs parents, leurs compagnons, leurs amis, et soupèrent le lendemain au soir dans l'autre monde avec leurs ancêtres!» Cette dernière phrase se ressent du commerce que l'auteur entretenait avec les anciens: elle est empreinte de leurs opinions sur l'autre monde, et tout-à-fait étrangère aux opinions modernes; mais dans la description qu'elle termine et que j'ai infiniment réduite pour n'en prendre que les traits les plus frappants, quoiqu'il y en ait quelques-uns que l'on peut prendre pour des imitations, on voit que le tout ensemble est conçu et dessiné d'après nature. Tel était donc le relâchement des mœurs, occasioné par la peste même, lorsque Boccace écrivit son Décaméron; et cette cause de désordres est d'autant plus remarquable, qu'abstraction faite des temps et des croyances religieuses, elle fut la même à Athènes et à Florence, et qu'elle est également développée dans Thucydide et dans Boccace.

      L'auteur florentin écrivait sous les yeux de la génération même qui avait vu cet affreux spectacle, et qui était, pour ainsi dire, un débris de cette grande ruine. Nous ne pouvons apprécier aujourd'hui que le talent du peintre; mais, ce qui frappa le plus alors, fut la ressemblance et la fidélité du tableau. Les couleurs en étaient bien sombres, et paraîtraient au premier coup-d'œil assez mal assorties avec les peintures gaies dont on croit communément que la collection entière est remplie; mais, en passant condamnation sur la gaîté trop libre d'un grand nombre de ces peintures, on ne doit pas oublier qu'elles ne sont pas, à beaucoup près, toutes de ce genre, et qu'il y en a d'intéressantes, de tristes, de tragiques même, et de purement comiques, encore plus que de licentieuses. Boccace répandit cette variété dans son ouvrage, comme le plus sûr moyen d'intéresser et de plaire; et ce qui est admirable, c'est que, dans tous ces genres si divers, il raconte toujours avec la même facilité, la même vérité, la même élégance, la même fidélité à prêter aux personnages les discours qui leur conviennent, à représenter au naturel leurs actions, leurs gestes, à faire de chaque Nouvelle un petit drame qui a son exposition, son nœud, son dénouement, dont le dialogue est aussi parfait que la conduite, et dans lequel chacun des acteurs garde jusqu'à la fin sa physionomie et son caractère.

      Les prêtres fourbes et libertins, comme ils l'étaient alors; les moines livrés au luxe, à la gourmandise et à la débauche; les maris dupes et crédules, les femmes coquettes et rusées, les jeunes gens ne songeant qu'au plaisir, les vieillards et les vieilles qu'à l'argent; des seigneurs oppresseurs et cruels, des chevaliers francs et courtois, des dames, les unes galantes et faibles, les autres nobles et fières, souvent victimes de leur faiblesse, et tyrannisées par des maris jaloux; des corsaires, des malandrins, des ermites, des faiseurs de faux miracles et de tours de gibecière, des gens enfin de toute condition, de tout pays, de tout âge, tous avec leurs passions, leurs habitudes, leur langage: voilà ce qui remplit ce cadre immense, et ce que les hommes du goût le plus sévère ne se lassent point d'admirer.

      Aussi notre grand Molière, qui prenait partout et à toutes mains des matériaux qu'il se rendait propres par l'art de les employer et par son génie, Molière, qui emprunta de Boccace le sujet entier de deux de ses petites pièces, l'École des Maris,


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La plupart de ces traits sont aussi dans la description de Thucydide.