Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4). Жорж Санд
Читать онлайн книгу.dans ce recueil de souvenirs l'histoire de Nérina, mon fils Maurice retrouvait au fond d'un grenier de notre maison la plaque du collier de cette intéressante petite bête, avec cette inscription: «Je m'appelle Nérina, j'appartiens à Mme Dupin, à Nohant, près la Châtre.» Nous avons recueilli cet objet comme une relique. En 96, je retrouve dans les lettres de mon père la postérité de Nérina, composée de Tristan le pauvre enfant de la Terreur, le compagnon d'exil, plus Spinette et Belle, ses sœurs puînées. Nérina avait fini ses jours sur les genoux de sa maîtresse. Elle a été enterrée dans notre jardin sous un rosier: encavée, comme disait le vieux jardinier, qui, en puriste Berrichon, n'eût jamais appliqué le verbe enterrer à autre créature qu'à chrétien baptisé.
Nérina mourut jeune pour avoir eu une existence trop agitée. Tristan eut une longévité extraordinaire. Par une coïncidence bizarre, son caractère tendre et mélancolique répondait à son nom, et autant sa mère avait été active et inquiète, autant il fut calme et recueilli. Ma grand'mère le préféra toujours à toute la postérité de Nérina, et on conçoit qu'après avoir traversé de grandes crises, on s'attache à tous les êtres, aux animaux mêmes qui les ont traversées avec nous. Tristan fut donc choyé particulièrement et vécut presque tout le reste de la vie de mon père, car il existait encore dans les jours de ma première enfance, et je me souviens d'avoir joué avec lui, bien qu'il ne jouât pas volontiers et eût habituellement la figure d'un chien qui s'absorbe dans la contemplation du passé.
Je ne sais plus bien ces dates de l'histoire que je raconte; mais je vois qu'au 1er brumaire de l'an III (octobre 1794) ma grand'mère recevait des administrateurs du district de la Châtre, une lettre avec l'épigraphe: Unité, indivisibilité de la République, liberté, égalité, fraternité ou la mort. La République était moralement morte, on en conservait les formules:
«Nous t'adressons copie du contrat de vente que t'a consenti Piaron, le 3 août dernier (vieux style), et le mémoire nominatif des demandes qu'il te fait, etc.
«Salut et fraternité».
(Suivent trois signatures de gros bourgeois.)
Comme ils étaient contens, ces bons bourgeois, ces grands enfans émancipés de la veille, de tutoyer la modeste châtelaine de Nohant, et de traiter de Piaron tout court, l'ex-seigneur, celui qu'ils avaient appelé naguère M. le comte de Serennes! Ma grand'mère en souriait et ne s'en trouvait point offensée. Mais elle remarquait que les paysans ne tutoyaient point ces messieurs, et elle savait gré à son menuisier de la tutoyer sans façons. Elle y voyait une préférence d'amitié dont elle jouissait avec un peu de malice.
Un jour qu'elle était avec son fils dans la maisonnette de ce menuisier, alors percepteur de sa commune, républicain hardi et intelligent, qui fut pendant toute sa vie notre ami dévoué, et dont j'ai reçu le dernier soupir, deux bourgeois de la Châtre passèrent devant la porte, fort avinés, et trouvèrent brave d'insulter une femme et un enfant, de les menacer de la guillotine, et de se donner des airs de Robespierre au petit pied, eux qui mentalement, avec toute leur caste, venaient de tuer Robespierre et la révolution. Mon père, qui n'avait que seize ans, se précipita vers eux, saisit un de leurs chevaux à la bride, et les somma de descendre pour se battre avec lui. Godard, le menuisier-percepteur, vint à son aide, armé d'un grand compas dont il voulait, disait-il, mesurer ces messieurs. Les messieurs ne répondirent point à la provocation et piquèrent des deux. Ils étaient ivres, c'est ce qui les excuse. Ils sont aujourd'hui (1847) ardens conservateurs et dynastiques; mais ils sont vieux, c'est ce qui les absout.
Leur colère s'expliquait, au reste, par un motif particulier. L'un d'eux, nommé par le district administrateur des revenus de Nohant, pendant l'exécution de la loi sur les suspects, avait jugé à propos de se les approprier en grande partie, et de présenter des comptes erronés tant à la République qu'à ma grand'mère. Celle-ci plaida et l'amena à restitution. Mais ce procès dura deux ans, et pendant tout ce temps, ma grand'mère, ne touchant que les revenus de Nohant, qui ne s'élevaient pas alors à quatre mille francs, et devant payer de l'argent emprunté en 93 pour subvenir aux emprunts forcés et dons patriotiques dits volontaires, se trouva réduite à une gêne extrême. Pendant plus d'une année, on ne vécut que du revenu du jardin, qui fournissait au marché pour 12 ou 15 francs de légumes chaque semaine. Peu à peu sa position se liquida et fut améliorée; mais, à partir de la Révolution, son revenu ne s'éleva jamais à 15.000 livres de rente.
Grâce à un ordre admirable et à une grande résignation aux habitudes modestes qu'il lui fallut prendre, elle fit face à tout, et je lui ai souvent entendu dire en riant qu'elle n'avait jamais été aussi riche que depuis qu'elle était pauvre.
Je dirai quelques mots de cette terre de Nohant où j'ai été élevée, où j'ai passé presque toute ma vie et où je souhaiterais pouvoir mourir.
Le revenu en est peu considérable, l'habitation est simple et commode. Le pays est sans beauté, bien que situé au centre de la vallée Noire, qui est un vaste et admirable site. Mais précisément cette position centrale dans la partie la plus nivelée et la moins élevée du pays, dans une large veine de terre à froment, nous prive des accidens variés et du coup d'œil étendu dont on jouit sur les hauteurs et sur les pentes. Nous avons pourtant de grands horizons bleus et quelque mouvement de terrain autour de nous, et, en comparaison de la Beauce et de la Brie, c'est une vue magnifique; mais, en comparaison des ravissans détails que nous trouvons en descendant jusqu'au lit caché de la rivière, à un quart de lieue de notre porte, et des riantes perspectives que nous embrassons en montant sur les coteaux qui nous dominent, c'est un paysage nu et borné.
Quoi qu'il en soit, il nous plaît et nous l'aimons.
Ma grand'mère l'aima aussi, et mon père y vint chercher de douces heures de repos à travers les agitations de sa vie. Ces sillons de terres brunes et grasses, ces gros noyers tout ronds, ces petits chemins ombragés, ces buissons en désordre, ce cimetière plein d'herbes, ce petit clocher couvert de tuiles, ce porche antique, ces grands ormeaux délabrés, ces maisonnettes de paysan entourées de leurs jolis enclos, de leurs berceaux de vigne et de leurs vertes chenevières, tout cela devient doux à la vue et cher à la pensée quand on a vécu si longtemps dans ce milieu calme, humble et silencieux.
Le château, si château il y a (car ce n'est qu'une médiocre maison du temps de Louis XVI), touche au hameau et se pose au bord de la place champêtre sans plus de faste qu'une habitation villageoise. Les feux de la commune, au nombre de deux ou trois cents, sont fort dispersés dans la campagne; mais il s'en trouve une vingtaine qui se resserrent auprès de la maison, comme qui dirait porte à porte, et il faut vivre d'accord avec le paysan, qui est aisé, indépendant, et qui entre chez vous comme chez lui. Nous nous en sommes toujours bien trouvés, et, bien qu'en général les propriétaires aisés se plaignent du voisinage des ménageants, il n'y a pas tant à se plaindre des enfans, des poules et des chèvres de ces voisins-là qu'il n'y a qu'à se louer de leur obligeance et de leur bon caractère.
Les gens de Nohant, tous paysans, tous petits propriétaires (on me permettra bien d'en parler et d'en dire du bien, puisque, par exception, «je prétends que le paysan peut être bon voisin et bon ami»), sont d'une humeur facétieuse sous un air de gravité. Ils ont de bonnes mœurs, un reste de piété sans fanatisme, une grande décence dans leur tenue et dans leurs manières, une activité lente mais soutenue, de l'ordre, une propreté extrême, de l'esprit naturel et de la franchise. Sauf une ou deux exceptions, je n'ai jamais eu que des relations agréables avec ces honnêtes gens. Je ne leur ai pourtant jamais fait la cour, je ne les ai point avilis par ce qu'on appelle des bienfaits. Je leur ai rendu des services et ils se sont acquittés envers moi selon leurs moyens, de leur plein gré, et dans la mesure de leur bonté ou de leur intelligence. Partant, ils ne me doivent rien, car tel petit secours, telle bonne parole, telle légère preuve d'un dévouement vrai valent autant que tout ce que nous pouvons faire. Ils ne sont ni flatteurs ni rampans, et chaque jour je leur ai vu prendre plus de fierté bien placée, plus de hardiesse bien entendue, sans que jamais ils aient abusé de la confiance qui leur était