Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4). Жорж Санд

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Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4) - Жорж Санд


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crois, si je ne me trompe, que la Dauphine vivait encore à cette époque, et qu'elle replaça Marie-Aurore dans un couvent. Que ce fût tout de suite ou peu après, il est certain que la jeune veuve recouvra bientôt la liberté de voir sa mère, qu'elle avait toujours aimée, et qu'elle en profita avec empressement9.

      Les demoiselles de Verrières vivaient toujours ensemble dans l'aisance, et menant même assez grand train, encore belles et assez âgées pourtant pour être entourées d'hommages désintéressés. Celle qui fut mon arrière-grand'mère était la plus intelligente et la plus aimable. L'autre avait été superbe; je ne sais plus de quel personnage elle tenait ses ressources. J'ai ouï dire qu'on l'appelait la Belle et la Bête.

      Elles vivaient agréablement, avec l'insouciance que le peu de sévérité des mœurs de l'époque leur permettait de conserver, et cultivant les Muses, comme on disait alors. On jouait la comédie chez elles, M. de la Harpe y jouait lui-même ses pièces encore inédites. Aurore y fit le rôle de Mélanie avec un succès mérité. On s'occupait là exclusivement de littérature et de musique. Aurore était d'une beauté angélique, elle avait une intelligence supérieure, une instruction solide, à la hauteur des esprits les plus éclairés de son temps, et cette intelligence fut cultivée et développée encore par le commerce, la conversation et l'entourage de sa mère. Elle avait, en outre, une voix magnifique, et je n'ai jamais connu de meilleure musicienne. On donnait aussi l'opéra-comique chez sa mère. Elle fit Colette dans le Devin du village, Azémia dans les Sauvages, et tous les principaux rôles dans les opéras de Grétry et les pièces de Sedaine. Je l'ai entendue cent fois dans sa vieillesse chanter des airs des vieux maîtres italiens, dont elle avait fait depuis sa nourriture plus substantielle: Leo, Porpora, Hasse, Pergolèse, etc. Elle avait les mains paralysées et s'accompagnait avec deux ou trois doigts seulement sur un vieux clavecin criard. Sa voix était chevrotante, mais toujours juste et étendue; la méthode et l'accent ne se perdent pas. Elle lisait toutes les partitions à livre ouvert, et jamais depuis je n'ai entendit mieux chanter ni mieux accompagner. Elle avait cette manière large, cette simplicité carrée, ce goût pur et cette distinction de prononciation qu'on n'a plus, qu'on ne connaît plus aujourd'hui. Dans mon enfance, elle me faisait dire avec elle un petit duetto italien, de je ne sais plus quel maître:

      Non mi dir, bel idol mio,

      Non mi dir ch'io son ingrato.

      Elle prenait la partie du ténor, et quelquefois encore, quoiqu'elle eût quelque chose comme soixante-cinq ans, sa voix s'élevait à une telle puissance d'expression et de charme, qu'il m'arriva un jour de rester court et de fondre en larmes en l'écoutant. Mais j'aurai à revenir sur ces premières impressions musicales, les plus chères de ma vie. Je vais retourner maintenant sur mes pas et reprendre l'histoire de la jeunesse de ma chère bonne maman.

      Parmi les hommes célèbres qui fréquentaient la maison de ma mère, elle connut particulièrement Buffon, et trouva dans son entretien un charme qui resta toujours frais dans sa mémoire. Sa vie fut riante et douce autant que brillante, à cette époque. Elle inspirait à tous l'amour ou l'amitié. J'ai nombre de poulets en vers fades que lui adressèrent les beaux esprits de l'époque, un entre autres de La Harpe, ainsi tourné:

      Des Césars, à vos pieds, je mets toute la cour10.

      Recevez ce cadeau que l'amitié présente,

      Mais n'en dites rien à l'amour...

      Je crains trop qu'il ne me démente!

      Ceci est un échantillon de la galanterie du temps. Mais Aurore traversa ce monde de séductions et cette foule d'hommages sans songer à autre chose qu'à cultiver les arts et à former son esprit. Elle n'eut jamais d'autre passion que l'amour maternel, et ne sut jamais ce que c'était qu'une aventure. C'était pourtant une nature tendre, généreuse et d'une exquise sensibilité. La dévotion ne fut pas son frein. Elle n'en eut pas d'autre que celle du dix-huitième siècle, le déisme de Jean-Jacques Rousseau et de Voltaire. Mais c'était une ame ferme, clairvoyante, éprise particulièrement d'un certain idéal de fierté et de respect de soi-même. Elle ignora la coquetterie, elle était trop bien douée pour en avoir besoin, et ce système de provocation blessait ses idées et ses habitudes de dignité. Elle traversa une époque fort libre et un monde très corrompu sans y laisser une plume de son aile; et condamnée par un destin étrange à ne pas connaître l'amour dans le mariage, elle résolut le grand problème de vivre calme et d'échapper à toute malveillance, à toute calomnie.

      Je crois qu'elle avait environ vingt-cinq ans lorsqu'elle perdit sa mère. Mlle de Verrières mourut un soir, au moment de se mettre au lit, sans être indisposée le moins du monde et en se plaignant seulement d'avoir un peu froid aux pieds. Elle s'assit devant le feu, et tandis que sa femme de chambre lui faisait chauffer sa pantoufle, elle rendit l'esprit sans dire un mot ni exhaler un soupir. Quand la femme de chambre l'eut chaussée, elle lui demanda si elle se sentait bien réchauffée, et n'en obtenant pas de réponse, elle la regarda au visage et s'aperçut que le dernier sommeil avait fermé ses yeux. Je crois que dans ce temps-là, pour certaines natures qui se trouvaient en harmonie complète avec l'humeur et les habitudes de leur milieu philosophique, tout était agréable et facile, même de mourir.

      Aurore se retira dans un couvent: c'était l'usage quand on était jeune fille ou jeune veuve, sans parens pour vous piloter à travers le monde. On s'y installait paisiblement, avec une certaine élégance, on y recevait des visites, on en sortait le matin, le soir même, avec un chaperon convenable. C'était une sorte de précaution contre la calomnie, une affaire d'étiquette et de goût.

      Mais pour ma grand'mère, qui avait des goûts sérieux et des habitudes d'ordre, cette retraite fut utile et précieuse. Elle y lut prodigieusement, et entassa des volumes d'extraits et de citations que je possède encore, et qui me sont un témoignage de la solidité de son esprit et du bon emploi de son temps. Sa mère ne lui avait laissé que quelques hardes, deux ou trois portraits de famille, celui d'Aurore de Kœnigsmark entre autres, singulièrement logé chez elle par le maréchal de Saxe, beaucoup de madrigaux et de pièces de vers inédits de ses amis littéraires (lesquels vers inédits méritaient bien de l'être), enfin le cachet du maréchal et sa tabatière, que j'ai encore et qui sont d'un très joli travail. Quant à sa maison, à son théâtre et à tout son luxe de femme charmante, il est à croire que les créanciers se tenaient prêts à fondre dessus, mais que, jusqu'à l'heure sereine et insouciante de sa fin, la dame avait trop compté sur leur bonne éducation pour s'en tourmenter. Les créanciers de ce temps-là étaient en effet fort bien élevés. Ma grand'mère n'eut pas le moindre désagrément à subir de leur part; mais elle se trouva réduite à une petite pension de la Dauphine, qui même manqua tout d'un coup un beau jour. Ce fut à cette occasion qu'elle écrivit à Voltaire et qu'il lui répondit une lettre charmante, dont elle se servit auprès de la duchesse de Choiseul11.

      Mais il est probable que cela ne réussit point, car Aurore se décida, vers l'âge de trente ans, à épouser M. Dupin de Francueil, mon grand-père, qui en avait alors soixante-deux.

      M. Dupin de Francueil, le même que Jean-Jacques Rousseau, dans ses Mémoires, et Mme d'Epinay, dans sa Correspondance, désignent sous le nom de Francueil seulement, était l'homme charmant par excellence, comme on l'entendait au siècle dernier. Il n'était point de haute noblesse, étant fils de M. Dupin, fermier-général, qui avait quitté l'épée pour la finance. Lui-même était receveur général à l'époque où il épousa ma grand'mère. C'était une famille bien apparentée et ancienne, ayant quatre in-folio de lignage bien établi par grimoire héraldique, avec vignettes coloriées fort jolies. Quoi qu'il en soit, ma grand'mère hésita longtemps à faire cette alliance, non que l'âge de M. Dupin fût une objection capitale, mais parce que son entourage, à elle, le tenait pour un trop petit personnage à mettre


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<p>9</p>

La Dauphine mourut en 1767. Ma grand'mère avait donc dix-neuf ans lorsqu'elle put aller vivre chez sa mère.

<p>10</p>

Il lui envoyait sa traduction des Douze Césars de Suétone.

<p>11</p>

Voici la lettre de ma grand'mère, et la réponse:

A. M. de Voltaire, 24 août 1768.

«C'est au chantre de Fontenoi que la fille du maréchal de Saxe s'adresse pour obtenir du pain. J'ai été reconnue; Mme la dauphine a pris soin de mon éducation après la mort de mon père. Cette princesse m'a retirée de St-Cyr pour me marier à M. de Horn, chevalier de St-Louis et capitaine au régiment de Royal-Bavière. Pour ma dot, elle a obtenu la lieutenance de roy de Schlestadt. Mon mari en arrivant dans cette place, au milieu des fêtes qu'on nous y donnait, est mort subitement. Depuis, la mort m'a enlevé mes protecteurs, M. le dauphin et Mme la dauphine.

«Fontenoi, Raucoux, Laufeld sont oubliés. Je suis délaissée. J'ai pensé que celui qui a immortalisé les victoires du père s'intéresserait aux malheurs de la fille. C'est à lui qu'il appartient d'adopter les enfans du héros et d'être mon soutien, comme il est celui de la fille du grand Corneille. Avec cette éloquence que vous avez consacrée à plaider la cause des malheureux, vous ferez retentir dans tous les cœurs le cri de la pitié, et vous acquerrez autant de droits sur ma reconnaissance, que vous en avez déjà sur mon respect et sur mon admiration pour vos talens sublimes.»

Réponse «27bre 1768, au château de Ferney.

«Madame,

«J'irai bientôt rejoindre le héros votre père et je lui apprendrai avec indignation l'état où est sa fille. J'ai eu l'honneur de vivre beaucoup avec lui; il daignait avoir de la bonté pour moi. C'est un des malheurs qui m'accablent dans ma vieillesse, de voir que la fille du héros de la France n'est pas heureuse en France. Si j'étais à votre place, j'irais me présenter à Mme la duchesse de Choiseul. Mon nom me ferait ouvrir les portes à deux battans, et Mme la duchesse de Choiseul, dont l'ame est juste, noble et bienfesante, ne laisserait pas passer une telle occasion de faire du bien. C'est le meilleur conseil que je puisse vous donner, et je suis sûr du succès quand vous parlerés. Vous m'avés fait, sans doute, trop d'honneur, madame, quand vous avés pensé qu'un vieillard moribond, persécuté et retiré du monde serait assés heureux pour servir la fille de M. le maréchal de Saxe. Mais vous m'avés rendu justice en ne doutant pas du vif intérêt que je dois prendre à la fille d'un si grand homme.

«J'ai l'honneur d'être avec respect,

«Madame,

«Votre très humble et très obéissant serviteur,

«VOLTAIRE,

«gentilhomme ordre de la chambre du roy.»