Lettres d'un voyageur. Жорж Санд

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Lettres d'un voyageur - Жорж Санд


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prit une attitude mystérieuse et me fit signe de m'asseoir près de lui. Alors il tira de sa poche une lettre timbrée de Genève. Je me détournai après l'avoir lue pour cacher mes larmes. Mais quand je regardai le docteur, je le trouvai occupé à lire la lettre à son tour. – Ne vous gênez pas, lui dis-je. – Il n'y fit nulle attention et continua; après quoi il la porta à ses lèvres avec une vivacité passionnée tout italienne, et me la rendit en disant pour toute excuse: Je l'ai lue.

      Nous nous pressâmes la main en pleurant. Puis je lui demandai s'il avait reçu de l'argent pour moi. Il me répondit par un signe de tête affirmatif. – Et quand part votre ami Zuzuf? – Le quinze du mois prochain. – Vous retiendrez mon passage sur son navire pour Constantinople, docteur. – Oui? – Oui. – Et vous reviendrez? dit-il. – Oui, je reviendrai. – Et lui aussi? – Et lui aussi, j'espère. —Dieu est grand! dit le docteur en levant les yeux au ciel d'un air à la fois ingénu et emphatique. Nous verrons, ce soir, Zuzuf au café, ajouta-t-il; en attendant, où voulez-vous loger? – Peu m'importe, ami, je pars après-demain pour le Tyrol…

      II

      Je t'ai raconté bien des fois un rêve que je fais souvent, et qui m'a toujours laissé, après le réveil, une impression de bonheur et de mélancolie. Au commencement de ce rêve, je me vois assis sur une rive déserte, et une barque, pleine d'amis qui chantent des airs délicieux, vient à moi sur le fleuve rapide. Ils m'appellent, ils me tendent les bras, et je m'élance avec eux dans la barque. Ils me disent: «Nous allons à… (ils nomment un pays inconnu), hâtons-nous d'arriver.» On laisse les instruments, on interrompt les chants. Chacun prend la rame. Nous abordons… à quelle rive enchantée? Il me serait impossible de la décrire; mais je l'ai vue vingt fois, je la connais: elle doit exister quelque part sur la terre, ou dans quelqu'une de ces planètes dont tu aimes à contempler la pâle lumière dans les bois, au coucher de la lune. – Nous sautons à terre; nous nous élançons, en courant et en chantant, à travers les buissons embaumés. Mais alors tout disparaît et je m'éveille. J'ai recommencé souvent ce beau rêve, et je n'ai jamais pu le mener plus loin.

      Ce qu'il y a d'étrange, c'est que ces amis qui me convient et qui m'entraînent, je ne les ai jamais vus dans la vie réelle. Quand je m'éveille, mon imagination ne se les représente plus. J'oublie leurs traits, leurs noms, leur nombre et leur âge. Je sais confusément qu'ils sont tous beaux et jeunes; hommes et femmes sont couronnés de fleurs, et leurs cheveux flottent sur leurs épaules. La barque est grande et elle est pleine. Ils ne sont pas divisés par couples, ils vont pêle-mêle sans se choisir, et semblent s'aimer tous également, mais d'un amour tout divin. Leurs chants et leurs voix ne sont pas de ce monde. Chaque fois que je fais ce rêve, je retrouve aussitôt la mémoire des rêves précédents où je les ai vus. Mais elle n'est distincte que dans ce moment-là; le réveil la trouble et l'efface.

      Lorsque la barque paraît sur l'eau, je ne songe à rien. Je ne l'attends pas; je suis triste, et une des occupations où elle me surprend le plus souvent, c'est de laver mes pieds dans la première onde du rivage. Mais cette occupation est toujours inutile. Aussitôt que je fais un pas sur la grève, je m'enfonce dans une fange nouvelle, et j'éprouve un sentiment de détresse puérile. Alors la barque paraît au loin; j'entends vaguement les chants. Puis ils se rapprochent, et je reconnais ces voix qui me sont si chères. Quelquefois, après le réveil, je conserve le souvenir de quelques lambeaux des vers qu'ils chantent; mais ce sont des phrases bizarres et qui ne présentent plus aucun sens à l'esprit éveillé. Il y aurait peut-être moyen, en les commentant, d'écrire le poëme le plus fantastique que le siècle ait encore produit. Mais je m'en garderai bien; car je serais désespéré de composer sur mon rêve, et de changer ou d'ajouter quelque chose au vague souvenir qu'il me laisse. Je brûle de savoir s'il y a dans les songes quelque sens prophétique, quelque révélation de l'avenir, soit pour cette vie, soit pour les autres. Je ne voudrais pourtant pas qu'on m'apprît ce qui en est, et qu'on m'ôtât le plaisir de chercher.

      Quels sont ces amis inconnus qui viennent m'appeler dans mon sommeil et qui m'emmènent joyeusement vers le pays des chimères? D'où vient que je me peux jamais m'enfoncer dans ces perspectives enchantées que j'aperçois du rivage? D'où vient aussi que ma mémoire conserve si bien l'aspect des lieux d'où je suis parti et de ceux où j'arrive, et qu'elle est impuissante à se retracer la figure et les noms des amis qui m'y conduisent? Pourquoi ne puis-je soulever, à la lumière du jour, le voile magique qui me les cache? Sont-ce les âmes des morts qui m'apparaissent? Sont-ce les spectres de ceux que je n'aime plus? Sont-ce les formes confuses où mon cœur doit puiser de nouvelles adorations? Sont-ce seulement des couleurs mêlées sur une palette, par mon imagination qui travaille encore dans le repos des nuits?

      Je te l'ai dit souvent, le matin, tout fraîchement débarqué de mon île inconnue, tout pâle encore d'émotion et de regret, rien dans la vie réelle ne peut se comparer à l'affection que m'inspirent ces êtres mystérieux, et à la joie que j'éprouve à les retrouver. Elle est telle que j'en ressens l'impression physique après le réveil, et que, pour tout un jour, je n'y puis songer sans palpitations. Ils sont si bons, si beaux, si purs, à ce qu'il me semble! Je me retrace, non pas leurs traits, mais leur physionomie, leur sourire et le son de leur voix. Ils sont si heureux, et ils m'invitent à leur bonheur avec tant de tendresse! Mais quoi est-il, leur bonheur?

      Je me souviens de leurs paroles: – Viens donc, me disent-ils; que fais-tu sur cette triste rive? viens chanter avec nous; viens boire dans nos coupes. Voici des fleurs; voici des instruments. – Et ils me présentent une harpe d'une forme étrange, et que je n'ai vue que là. Mes doigts semblent y être habitués depuis longtemps; j'en tire des sons divins, et ils m'écoutent avec attendrissement. – O mes amis! ô mes bien-aimés! leur dis-je, d'où venez-vous donc, et pourquoi m'avez-vous abandonné si longtemps? – C'est toi, me disent-ils, qui nous abandonnes sans cesse. Qu'as-tu fait, où as-tu été depuis que nous ne t'avons vu? Comme te voilà vieux et fatigué! comme tes pieds sont couverts de boue! Viens te reposer et rajeunir avec nous. Viens à… où la mousse est comme un tapis de velours où l'on marche sans chaussure…» Non, ce n'est pas comme cela qu'ils disent. Ils disent des choses bien belles, et que je ne peux pas me rappeler assez pour les rendre. Moi, je m'étonne d'avoir pu vivre loin d'eux, et c'est ma vie réelle qui alors me semble un rêve à demi effacé. Je vais leur demandant aussi où ils étaient pendant ce temps-là. – Comment se fait-il, leur dis-je, que j'aie vécu avec d'autres êtres, que j'aie connu d'autres amis? Dans quel monde inaccessible vous étiez-vous retirés? et comment la mémoire de notre amour s'était-elle perdue? Pourquoi ne m'avez-vous pas suivi dans ce monde où j'ai souffert? d'où vient que je n'ai pas songé à vous y chercher? – C'est que nous n'y sommes pas; c'est que nous n'y allons jamais, me répondent-ils en souriant. Viens par ici, par ici avec nous. – Oui, oui! et pour toujours, leur dis-je; ne m'abandonnez pas, ô mes frères chéris! ne me laissez pas emporter par ce flot qui m'entraîne toujours loin de vous; ne me laissez plus remettre le pied sur ce sol mouvant où je m'enfonce jusqu'à ce que vous ayez disparu à mes yeux, jusqu'à ce que je me trouve dans une autre vie, avec d'autres amis qui ne vous valent pas. – Fou et ingrat que tu es! me disent-ils en me raillant tendrement, tu veux toujours y retourner, et, quand tu en reviens, tu ne nous reconnais plus. – Oh! si, je vous reconnais! A présent il me semble que je ne vous ai jamais quittés. Vous voilà toujours jeunes, toujours heureux. – Alors, je les nomme tous, et ils m'embrassent en me donnant un nom que je ne me rappelle pas, et qui n'est pas celui que je porte dans le monde des vivants.

      Cette apparition d'une troupe d'amis dont la barque me porte vers une rive heureuse, est dans mon cerveau depuis les premières années de ma vie. Je me souviens fort bien que, dans mon berceau, dès l'âge de cinq ou six ans, je voyais en m'endormant une troupe de beaux enfants couronnés de fleurs, qui m'appelaient et me faisaient venir avec eux dans une grande coquille de nacre flottante sur les eaux, et qui m'emmenaient dans un jardin magnifique. Ce jardin était différent du rivage imaginaire de mon île. Il y a entre l'un et l'autre la même disproportion qu'entre les amis enfants et les amis de mes rêves d'aujourd'hui. Au lieu des hauts arbres, des vastes prairies, des libres torrents et des plantes sauvages que je vois maintenant, je voyais alors un jardin régulier, des gazons taillés, des buissons de fleurs à la portée de mon


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