Lettres d'un voyageur. Жорж Санд

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Lettres d'un voyageur - Жорж Санд


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l'hiver, quand tu as vu ses vieux piliers de marbre grec, dont tu comparais la couleur et la forme à celles des ossements desséchés. A présent le printemps a soufflé sur tout cela comme une poussière d'émeraude. Le pied de ces palais, où les huîtres se collaient dans la mousse croupie, se couvre d'une mousse vert-tendre, et les gondoles coulent entre deux tapis de cette belle verdure veloutée, où le bruit de l'eau vient s'amortir languissamment avec l'écume du sillage. Tous les balcons se couvrent de vases de fleurs, et les fleurs de Venise, nées dans une glaise tiède, écloses dans un air humide, ont une fraîcheur, une richesse de tissu et une langueur d'attitudes qui les font ressembler aux femmes de ce climat, dont la beauté est éclatante et éphémère comme la leur. Les ronces doubles grimpent autour de tous les piliers, et suspendent leurs guirlandes de petites rosaces blanches aux noires arabesques des balcons. L'iris à odeur de vanille, la tulipe de Perse, si purement rayée de rouge et de blanc qu'elle semble faite de l'étoffe qui servait de costume aux anciens Vénitiens, les roses de Grèce, et des pyramides de campanules gigantesques s'entassent dans les vases dont la rampe est couverte; quelquefois un berceau de chèvrefeuille à fleurs de grenat couronne tout le balcon d'un bout à l'autre, et deux ou trois cages vertes cachées dans le feuillage renferment les rossignols qui chantent jour et nuit comme en pleine campagne. Cette quantité de rossignols apprivoisés est un luxe particulier à Venise. Les femmes ont un talent remarquable pour mener à bien la difficile éducation de ces pauvres chanteurs prisonniers, et savent, par toutes sortes de délicatesses et de recherches, adoucir l'ennui de leur captivité. La nuit, ils s'appellent et se répondent de chaque côté des canaux. Si une sérénade passe, ils se taisent tous pour écouter, et, quand elle est partie, ils recommencent leurs chants, et semblent jaloux de surpasser la mélodie qu'ils viennent d'entendre.

      A tous les coins de rue, la madone abrite sa petite lampe mystérieuse sous un dais de jasmin, et les traghetti, ombragés de grandes treilles, répandent, le long du Grand-Canal, le parfum de la vigne en fleur, le plus suave peut-être parmi les plantes.

      Ces traghetti sont des places de station pour les gondoles publiques. Ceux qui sont établis sur les rives du Canalazzo sont le rendez-vous des facchini qui viennent causer et fumer avec les gondoliers. Ces messieurs sont groupés là d'une manière souvent théâtrale. Tandis que l'un, couché sur sa gondole, bâille et sourit aux étoiles, un autre debout sur la rive, débraillé, l'air railleur, le chapeau retroussé sur une forêt de longs cheveux crépus, dessine sa grande silhouette sur la muraille. Celui-là est le matamore du traghetto. Il fait souvent des courses de nuit du côté de Canaregio, dans une barque où les passagers ne se hasardent guère, et il rentre quelquefois, le matin, avec la tête fendue d'un coup de rame qu'il prétend avoir reçu au cabaret. Il est l'espoir de sa famille, et sa poitrine est chargée d'images, de reliques et de chapelets que sa femme, sa mère et ses sœurs ont fait bénir pour le préserver des dangers de sa profession nocturne. Malgré ses exploits, il n'est ni vantard ni insolent. La prudence n'abandonne jamais un Vénitien. Jamais le plus hardi contrebandier ne laisse échapper un mot de trop, même devant son meilleur ami; et quand il rencontre le garde-finance dont il a supporté le feu la veille, il parle avec, lui des événements de la nuit avec autant de sang-froid et de présence d'esprit que s'il les avait appris par la voix publique. – Auprès de lui on peut voir un vieux sournois qui en sait plus long que les autres, mais dont la voix s'est enrouée à crier sur les canaux ces paroles d'une langue inconnue, dérivée peut-être du turc ou de l'arménien, qui servent de signaux aux rameurs de Venise pour s'avertir et s'éviter dans l'obscurité, ou au détour d'un angle du canal. Celui-ci, couché sur le pavé, dans l'attitude d'un chien rancuneux, a vu les fastes de la république; il a conduit la gondole du dernier doge; il a ramé sur le Bucentaure. Il raconte longuement, quand il trouve des auditeurs, des histoires de fêtes qui ressemblent à des contes de fées; mais quand il craint de ne pas être entendu avec recueillement, il s'enferme dans son mépris du temps présent, et contemple avec philosophie les trous nombreux de sa casaque, en se rappelant qu'il a porté la veste de soie bariolée, l'écharpe flottante et la barrette emplumée. Trois ou quatre autres se pressent face à face devant la madone. Ils semblent avoir un secret d'importance à se confier; on dirait presque d'un groupe de bandits méditant un assassinat sur la route de Terracine. Mais ils vont se livrer à la plus innocente de leurs passions, celle de chanter en chœur. Le tenore, qui est en général un gros réjoui, à voix grasse et grêle, commence en fausset du haut de sa tête et du fond de son nez. C'est lui qui, selon leur expression énergique, gante la note, et chante seul le premier vers. Peu à peu les autres le suivent, et la basse-taille, plus rauque qu'un bœuf enrhumé, s'empare des trois ou quatre notes dont se compose sa partie, mais qu'elle place toujours bien, et qui certainement sont d'un grand effet. La basse-taille est d'ordinaire un grand jeune homme sec, bronzé, à physionomie grave et dédaigneuse, un des quatre ou cinq types physiques dont à Venise, comme partout, la population se compose. Celui-là est peut-être le plus rare, le plus beau et le moins national. Le pur sang insulaire des lagunes produit le type que décrit ainsi Gozzi: Bianco, biondo e grassotto. – Robert va sans doute rassembler, dans le cadre qu'il remplit à présent à Venise, les plus beaux modèles de ces diverses variétés, et nous donner de cette race caractérisée une idée à la fois poétique et vraie2. Sa couleur, broyée aux ardents rayons du soleil de l'Italie méridionale, se modifiera sans doute à Venise, et se teindra d'une chaleur moins âpre et moins éblouissante. Heureux l'homme qui peut faire de ses impressions et de ses souvenirs des monuments éternels!

      Les chants qui retentissent, le soir, dans tous les carrefours de cette ville sont tirés de tous les opéras anciens et modernes de l'Italie, mais tellement corrompus, arrangés, adaptés aux facultés vocales de ceux qui s'en emparent, qu'ils sont devenus tout indigènes, et que plus d'un compositeur serait embarrassé de les réclamer. Rien n'embarrasse ces improvisateurs de pots-pourris. Une cavatine de Bellini devient sur-le-champ un chœur à quatre parties. Un chœur de Rossini s'adapte à deux voix au milieu d'un duo de Mercadante, et le refrain d'une vieille barcarolle d'un maestro inconnu, ralentie jusqu'à la mesure grave du chant d'église, termine tranquillement le thème tronqué d'un cantique de Marcello. Mais l'instinct musical de ce peuple sait tirer parti de tant de monstruosités, le plus heureusement possible, et lier les fragments de cette mutilation avec une adresse qui rend souvent la transition difficile à apercevoir. Toute musique est simplifiée et dépouillée d'ornements par leur procédé, ce qui ne la rend pas plus mauvaise. Ignorants de la musique écrite, ces dilettanti passionnés vont recueillant dans leur mémoire les bribes d'harmonie qu'ils peuvent saisir à la porte des théâtres ou sous le balcon des palais. Ils les cousent à d'autres portions éparses qu'ils possèdent d'ailleurs, et les plus exercés, ceux qui conservent les traditions du chant à plusieurs parties, règlent la mesure de l'ensemble. Cette mesure est un impitoyable adagio, auquel doivent se soumettre les plus brillantes fantaisies de Rossini: et vraiment cela me rangerait presque à l'avis de ceux qui pensent que la musique n'a pas de caractère par elle-même, et se ploie à exprimer toutes les situations et tous les sentiments possibles, selon le mouvement qu'il plaît aux exécutants de lui donner. C'est le champ le plus vaste et le plus libre qui soit ouvert à l'imagination, et, bien plus que le peintre, le musicien crée pour les autres des effets opposés à ceux qu'il a créés pour lui. La première fois que j'ai entendu la symphonie pastorale de Beethoven, je n'étais pas averti du sujet, et j'ai composé dans ma tête un poëme dans le goût de Milton sur cette adorable harmonie. J'avais placé la chute de l'ange rebelle et son dernier cri vers le ciel, précisément à l'endroit où le compositeur fait chanter la caille et le rossignol. Quand j'ai su que je m'étais trompé, j'ai recommencé mon poëme à la seconde audition, et il s'est trouvé dans le goût de Gessner, sans que mon esprit fît la moindre résistance à l'impression que Beethoven avait eu dessein de lui donner.

      L'absence de chevaux et de voitures et la sonorité des canaux font de Venise la ville la plus propre à retentir sans cesse de chansons et d'aubades. Il faudrait être bien enthousiaste pour se persuader que les chœurs de gondoliers et de facchini sont meilleurs que ceux de l'Opéra de Paris, comme je l'ai entendu dire à quelques personnes d'un heureux caractère; mais il est bien certain qu'un de ces chœurs, entendu de loin sous les arceaux des palais moresques que blanchit la lune, fait plus de plaisir qu'une meilleure musique exécutée sous les châssis


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<p>2</p>

Robert n'a pas représenté, dans son beau tableau des Pêcheurs vénitiens, un seul individu de la race pure indigène. Il a été à Chioggia, il a fait poser des Chioggiotes, et il nous a montré des échantillons d'une très-belle race, forte, maigre, brune, grave, et nullement vénitienne. Cette presqu'île de Chioggia, voisine de Venise, est habitée par une colonie d'origine grecque, asiatique peut-être. Ils se marient entre eux, et mêlent fort rarement leur sang à celui de la population vénitienne.