Lettres d'un voyageur. Жорж Санд

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Lettres d'un voyageur - Жорж Санд


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Leur passage avait laissé dans l'atmosphère une chaleur magique, comme si l'amour l'avait agitée de ses ailes.

      Il y eut quelques instants de silence que personne n'osa rompre. La barque mélodieuse se mit à fuir comme si elle eût voulu nous échapper; mais nous nous élançâmes sur son sillage. On eût dit d'une troupe de pétrels se disputant à qui saisira le premier une dorade. Nous la pressions de nos proues à grandes scies d'acier, qui brillaient au clair de la lune comme les dents embrasées des dragons de l'Arioste. La fugitive se délivra à la manière d'Orphée: quelques accords de la harpe firent tout rentrer dans l'ordre et le silence. Au son des légers arpéges, trois gondoles se rangèrent à chaque flanc de celle qui portait la symphonie, et suivirent l'adagio avec une religieuse lenteur. Les autres restèrent derrière comme un cortège, et ce n'était pas la plus mauvaise place pour entendre. Ce fut un coup d'œil fait pour réaliser les plus beaux rêves, que cette file de gondoles silencieuses qui glissait doucement sur le large et magnifique canal de Venise. Au son des plus suaves motifs d'Oberon et de Guillaume Tell, chaque ondulation de l'eau, chaque léger bondissement des rames, semblaient répondre affectueusement au sentiment de chaque phrase musicale. Les gondoliers, debout sur la poupe, dans leur attitude hardie, se dessinaient dans l'air bleu, comme de légers spectres noirs, derrière les groupes d'amis et d'amants qu'ils conduisaient. La lune s'élevait peu à peu et commençait à montrer sa face curieuse au-dessus des toits; elle aussi avait l'air d'écouter et d'aimer cette musique. Une des rives de palais du canal, plongée encore dans l'obscurité, découpait dans le ciel ses grandes dentelles mauresques, plus sombres que les portes de l'enfer. L'autre rive recevait le reflet de la pleine lune, large et blanche alors comme un bouclier d'argent, sur ses façades muettes et sereines. Cette file immense de constructions féeriques, que n'éclairait pas d'autre lumière que celle des astres, avait un aspect de solitude, de repos et d'immobilité vraiment sublime. Les minces statues qui se dressent par centaines dans le ciel semblaient des volées d'esprits mystérieux chargés de protéger le repos de cette muette cité, plongée dans le sommeil de la Belle au bois dormant, et condamnée comme elle à dormir cent ans et plus.

      Nous voguâmes ainsi près d'une heure. Les gondoliers étaient devenus un peu fous. Le vieux Catullo lui-même bondissait à l'allégro et suivait la course rapide de la petite flotte. Puis sa rame retombait amorosa à l'andante, et il accompagnait ce mouvement gracieux d'une espèce de grognement de béatitude. L'orchestre s'arrêta sous le portique du Lion-Blanc. Je me penchai pour voir Mylord sortir de sa gondole. C'était un enfant spleenétique, de dix-huit à vingt ans, chargé d'une longue pipe turque, qu'il était certainement incapable de fumer tout entière sans devenir phthisique au dernier degré. Il avait l'air de s'ennuyer beaucoup; mais il avait payé une sérénade dont j'avais beaucoup mieux profité que lui, et dont je lui sus le meilleur gré du monde.

      Je remontai le canal, et, au moment où nous nous arrêtions devant la Piazzetta, où j'avais donné rendez-vous à mes amis pour aller prendre le sorbet ensemble, je rencontrai une barque chargée de plusieurs gondoliers en goguette qui me crièrent: —Monsiou, faites donc chanter le Tasse à votre gondolier. – C'était une épigramme adressée au vieux Catullo, qui a une maladie chronique de la trachée-artère et une extinction de voix perpétuelle. – Il paraît qu'on te connaît ici, vechio, lui dis-je. – Ah! lustrissimo! répondit-il, E gnente, semo Nicoloti. – Tu es Nicoloto, toi, avec cette tournure-là? lui demandai-je. – Nicoloto, reprit-il, et des bons. – Noble, peut-être? – Comme dit Votre Seigneurie. – As-tu par hasard un doge dans ta famille? – Lustrissimo, j'ai mieux que cela; j'ai trois porcs, c'est-à-dire trois prix de régate, trois portraits à la maison avec la bannière d'honneur, et le dernier était mon père, un grand homme, savez-vous, mon maître? deux fois plus grand et plus gros que mon fils. Moi, je suis une pauvre araignée, toute tordue par accident; mais mio fio prouve bien que nous sommes de bonne lignée. Si l'empereur avait la bonté de nous ordonner une régate, on verrait si le sang des Catulle est dégénéré. – Diable! lui dis-je. Auriez-vous la complaisance, lustrissimo Catullo, de me mettre à la rive, et de ne pas me voler mon tabac pendant une heure que vous aurez à m'attendre? – Il n'y a pas de danger, mon maître, répondit-il; le tabac me fait mal à la gorge.

      – Est-ce qu'il y a encore des Nicoloti et des Castellani? demandai-je à mes amis qui m'attendaient au pied de la colonne du Lion. – Que trop, répondit Pierre; il y a, en ce moment-ci, une rumeur sourde dans la ville, et une certaine agitation à la police, parce qu'il est question parmi les gondoliers de renouveler les vieilles querelles. – Je pense bien, dit Beppa, qu'on peut les laisser faire; de l'humeur pacifique dont ils sont, leurs divisions ne feront de mal à personne et tout se passera en paroles burlesques. – Il ne faut pas encore trop s'y fier, reprit le docteur; nous ne sommes pas déjà si loin de la dernière tentative qu'ils ont faite de réveiller l'esprit de parti, et leurs coups d'essai s'annonçaient bien. C'était, je crois, en 1817, dit Beppa, et tu sauras, Zorzi, toi qui méprises tant les petits couteaux de Venise, qu'il y eut, en quatre ou cinq jours, de si bonnes coltellate échangées entre les deux factions, qu'il y eut plus de cent personnes blessées grièvement, dont beaucoup ne se relevèrent pas. – A la bonne heure, répondis-je. Pourrais-tu me dire, docteur érudit, l'origine de ces dissensions, toi qui sais dans quel goût était taillée la barbe du doge Orseolo? – Cette origine se perd dans la nuit des temps, répondit-il; elle est aussi ancienne que Venise. Ce que je puis te dire, c'est que cette division partageait en deux les nobles aussi bien que la plèbe. Les Castellani habitaient l'île de Castello, c'est-à-dire l'extrémité orientale de Venise, jusqu'au pont de Rialto. Les Nicoloti occupaient l'île de San-Nicolo, l'extrémité orientale, où sont situées la place Saint-Marc, la rive des Esclavons, etc. Le Grand-Canal servait de confins aux deux camps. Les Castellani, plus riches et plus élégants que les autres, représentaient la faction aristocratique. Les nobles avaient les premiers emplois de la république, et le peuple castellan était employé aux travaux de l'arsenal. Il fournissait les pilotes pour les vaisseaux de guerre, et les rameurs du doge dans le Bucentaure. Les Nicoloti formaient le parti démocratique. Leurs gentilshommes étaient envoyés dans les petites villes de la terre ferme comme gouverneurs, ou occupaient dans les armées des emplois secondaires. Le peuple était pauvre, mais brave et indépendant. Il était spécialement occupé de la pêche, et avait son doge particulier, plébéien et soumis à l'autre doge, mais investi de droits magnifiques, entre autres celui de s'asseoir à la droite du grand doge dans les assemblées et fêtes solennelles. Ce doge était d'ordinaire un vieux marinier expérimenté et portait le titre de Gastaldo dei Nicoloti; son office était de présider à l'ordre des pêches et de veiller à la tranquillité de ses administrés, dont il était à la fois le supérieur et l'égal. C'est ce qui faisait dire aux Nicoloti, s'adressant à leurs rivaux: – Tu rames pour le doge, et nous ramons avec le doge. Ti, ti voghi el dose, et mi vogo col dose.– La république maintenait cette rivalité et protégeait scrupuleusement les priviléges des Nicoloti, sous le prétexte de tenir vivante l'énergie physique et morale de la population, mais plus certainement pour contre-balancer, par un habile équilibre, la puissance patricienne.

      Le gouvernement, continua le docteur, ne perdait aucune occasion de flatter l'amour-propre de ces braves plébéiens, et leur donnait des fêtes où ils étaient appelés à montrer la vigueur de leurs muscles et leur habileté à conduire la barque. Les tours de force des Nicoloti sont encore d'interminables sujets de vanterie et d'orgueil chez les enfants de cette race herculéenne, et tu as pu voir, dans les bouges où nous allons quelquefois panser des blessés ensemble, ces grossiers tableaux à l'huile qui représentent le grand jeu de la pyramide humaine, et les portraits des vainqueurs de la régate avec leur bannière brodée et frangée d'or fin, au milieu de laquelle était brodée l'image d'un porc; le don d'un porc véritable accompagnait ce prix, qui n'était que le troisième, mais qui n'était pas le moins envié. Les Nicoloti s'exerçaient à la lutte, et leurs femmes avaient leurs régates, où elles ramaient à l'envi avec une force et une dextérité incontestables. Jugez de ce qu'eût été cette population en colère, si par ces adroites flatteries à sa vanité, et par une administration scrupuleusement équitables, le gouvernement ne l'eût tenue en joie et en belle humeur! – Le gouvernement étranger, dis-je, se sert d'autres moyens; il jette en prison et punit sévèrement le moindre


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