Lettres d'un voyageur. Жорж Санд

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Lettres d'un voyageur - Жорж Санд


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je croirais assez que les Castellani ne sont pas encore très-liés avec les Nicoloti. – Si peu, me répondit le docteur, qu'une conspiration des Nicoloti vient d'être découverte, et qu'il est question de s'assurer de la personne de quarante ou cinquante d'entre eux.

      Quand nous eûmes pris le sorbet, nous retrouvâmes Catullo tellement endormi, que le docteur ne vit rien de mieux que de remplir d'eau le creux de sa main et de l'épancher doucement sur la barbe grise (le oneste piume, comme aurait dit Dante) du gondolier octogénaire. Il ne se fâcha nullement de cette plaisanterie et se mit courageusement à l'ouvrage. – N'étais-tu pas, lui dit, chemin faisant, le docteur, de ce fameux repas à Saint-Samuel, la semaine dernière? – Qui, moi, paron? répondit le vieillard hypocrite. Pourquoi cela? – Je te demande, reprit le docteur, si tu en étais ou si tu n'en étais pas. —Mi son Nicolo, paron.– Je ne parle pas de cela, dit le docteur en colère. Voyez s'il répondra droit à une question! Me prends-tu pour un mouchard, vieux sournois? – Non certainement, illustrissime, mais qu'est-ce que vous voulez demander à un pauvre homme, moitié sourd, moitié imbécile? – Dis donc, moitié ivrogne, moitié fourbe, lui dis-je. – Il n'y a pas de danger, reprit le docteur, que ces drôles-là répondent sans savoir pourquoi on les interroge. Eh bien! puisque tu ne veux pas parler, je parlerai, moi; je t'avertis, mon vieux renard, que tu vas aller en prison. —In preson! mi! parchè, lustrissimo?– Parce que tu as dîné à Saint-Samuel, dit le docteur. – Et quel mal y a-t-il à dîner à Saint-Samuel, paron? – Parce que tu as conspiré contre la sûreté de l'État, lui dis-je. —Mi Cristo! quel mal peut faire un pauvre homme comme moi à l'État? – N'es-tu pas Nicoloto? dit le docteur. —Mi, si! je suis né Nicoloto. – Eh bien! tous les Nicoloti sont accusés de conspiration, repris-je, et toi comme les autres. —Santo Dïo! je n'ai jamais fait de conspiration. – Ne connais-tu pas un certain Gambierazi? dit le docteur. – Gambierazi! dit le prudent vieillard d'un air émerveillé, quel Gambierazi? – Parbleu! Gambierazi ton compère. On dirait que tu ne l'as jamais vu. —Lustrissimo, je n'ai pas entendu le nom que vous disiez, Gamba… Gambierazi? Il y a beaucoup de Gambierazi! – Eh bien! tu répondras demain plus catégoriquement à la police, dit le docteur. Voyez-vous cet animal que j'ai sauvé vingt fois de la corde, et qui devrait croire en moi comme en Dieu; le voilà qui joue au plus fin avec moi et qui se méfie de moi comme d'un suppôt de police! Qu'il aille au diable! Si je m'intéresse à lui dans cette affaire, je consens à être pendu moi-même.

      Ce matin, comme nous prenions le café sur le balcon, nous vîmes passer dans une gondole Catulus pater et Catulus filius, accompagnés de deux sbires. – Fort bien, dit le docteur, je ne croyais pas deviner si juste. Mais qu'est-ce que veut ce vieux bavard avec sa voix de grenouille enrhumée et ses signes d'intelligence? —Catulus pater faisait en effet des efforts incroyables pour se faire entendre de nous; mais son enrouement chronique ne le lui permettant pas, il eut un colloque conciliatoire avec un sbire, qui consentit à faire arrêter la gondole et à accompagner son prisonnier jusqu'à nous. – Ah! ah! dit le docteur, que viens-tu faire ici? Ne sais-tu pas que c'est moi qui t'ai dénoncé!

      – Oh! je sais bien que non, lustrissime! Je viens me recommander à su protezion. – Mais qu'as-tu fait, malheureux scélérat? dit le docteur d'un air terrible. Quand je te disais que tu avais trempé dans quelque infâme conspiration! – L'infortuné prisonnier baissa la tête d'un air si piteux, et le sbire, posé sur le seuil de la porte dans une attitude tragique, prit une expression de visage si imposante, que Beppa et moi partîmes d'un éclat de rire sympathique. – Mais enfin quel crime as-tu commis, damné vieillard? dit Giulio. —Gnente, paron!– Toujours la même chose! dit Pierre. De quoi diable veux-tu que je te justifie si je ne sais pas de quoi tu es accusé? —Gnente, lustrissimo, altro che gavemo fato un Nicoloto.– Qu'est-ce que cela veut dire? demandai-je. – Ma foi! je n'en sais rien, répondit Giulio. Qu'est-ce que tu entends par là, vechio birbo? – Nous avons fait un Nicoloto, répéta Catullo. – Et comment s'y prend-on, demanda le docteur en fronçant le sourcil, pour faire un Nicoloto? – Avec le Christ, avec quatre torches et avec le bouillon de seppia. – Ma foi! c'est trop mystérieux pour moi, dit le docteur. Explique tes sorcelleries, réprouvé! car je suis chrétien, et n'entends rien au culte du diable. —E nù ancà! semo cristiani! s'écria le vieillard désolé. Mais il n'y a pas de mal à cela, paron; c'est une coutume de tous les temps; nos pères l'observaient, et nous l'avons pratiquée sans y rien ajouter de mal. Nous avons élu notre chef et nous l'avons baptisé. – Ah! je comprends. Vous avez voulu faire un doge? —Sior, si!– Et vous l'avez baptisé avec l'encre de seppia, parce que le noir est la couleur des Nicoloti! —Sior, si!– Et vous lui avez fait jurer sur le Christ de défendre les droits et priviléges des Nicoloti? —Sior, si!– Et d'égorger une vingtaine de Castellani tous les matins? —Sior, no!– Et ce doge, c'est l'illustrissime gondolier Gambierazi? —Sior, si, mi compare Gambierazi.– Que tu ne connaissais pas hier soir? —Sior, si.– Et ton fils a pris part aussi à cette farce sacrilége? —Ancà mio fio.– Et que veux-tu que je fasse pour toi, quand tu te mets sur le dos de semblables accusations? Songes-tu que tu me compromets moi-même, et que je serai peut-être soupçonné de t'avoir soudoyé pour exciter tes pareils à la révolte? – Ce mot de soudoyer, dans la bouche de Pietro, fit tellement rire Beppa, que le docteur perdit sa gravité, et que le sbire, qui avait bien la meilleure figure de sbire que l'on puisse imaginer, se laissa gagner par le rire sans savoir pourquoi. Mais, craignant d'avoir dérogé à la dignité de son rôle, il fit aussitôt une grimace épouvantable; et, montrant la porte à Catullo: Allons, dit-il, en voilà assez. Catullo partit après avoir baisé les mains du docteur en le conjurant d'aller chez le commissaire. – Va-t'en bien vite, chien maudit! lui dit le docteur, qui, commençant à se sentir attendri, redoublait de manières bourrues, selon sa coutume. Je veux être damné si je m'occupe de toi. – Et aussitôt que le criminel fut hors de la chambre, il prit son chapeau et courut chez le commissaire. Là il apprit que l'affaire était plutôt comique que sérieuse, qu'on avait arrêté une quarantaine de Nicoloti, et parmi eux tous les gondoliers du traguet de la Madonetta, dont faisaient partie Catulus pater et filius; mais que, après les avoir tenus quatre ou cinq jours sous les verrous pour les effrayer, on les laisserait aller en paix à leurs affaires.

      III

Venise, juillet 1834

      Depuis quelques jours, nous errons sur l'archipel vénitien, cherchant un peu d'air vital hors de cette ville de marbre qui est devenue un miroir ardent; ce mois-ci surtout, les nuits sont étouffantes. Ceux qui habitent l'intérieur de la cité dorment tout le jour, les uns sur leurs grands sofas, si bien adaptés à la mollesse du climat, les autres sur le plancher des barques. Le soir, ils cherchent le frais sur les balcons, ou prolongent la veillée sous les tentes des cafés, lesquels heureusement ne se ferment jamais. Mais on n'entend plus les rires et les chansons accoutumés. Les rossignols et les gondoliers ont perdu la voix. Des milliers de petits coquillages phosphorescents brillent au pied des murs, et des algues chargées d'étincelles passent dans l'eau noire autour des gondoles endormies. Rien n'interrompt plus le silence des nuits que le cri aigu des mulots qui folâtrent sur les marches des perrons. De longs nuages noirs arrivent des Alpes et passent sur Venise en la couvrant de grands éclairs silencieux; mais ils vont se briser au delà de l'Adriatique, et l'air s'embrase de l'électricité qu'ils ont apportée.

      Les enfants du peuple et les chiens caniches sont, avec les poissons, les seuls êtres qui ne souffrent pas de cette sécheresse. Ils ne sortent de l'eau que pour manger ou dormir, et le reste du temps ils nagent pêle-mêle. Pour nous, qui avons le malheur d'avoir des chemises, et qui ne pouvons passer la vie à les ôter et à les remettre, nous cherchons l'air de la mer, que la Providence a fait si bon en tout pays, et qui court généreusement en plein midi sur les lagunes. Les seuls voyageurs que nous rencontrions là sont de pauvres petits papillons affamés qui se hasardent à passer d'un îlot à l'autre pour y trouver quelque fleur que le soleil n'ait pas dévorée, mais qui succombent souvent à la fatigue et tombent dans une vague avant d'avoir pu achever leur longue et périlleuse traversée.

      Hier nous passâmes devant l'île de San-Servilio,


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