La coucaratcha. II. Эжен Сю
Читать онлайн книгу.que c'est que ça, mousse?
– Un pâlot, capitaine, qui a une queue.
– Fais entrer le pâlot.
Le pâlot entre; c'était Belissan.
– Monsieur, dit-il au capitaine, votre vaisseau va partir prochainement?
– Oui, Monsieur, je n'attends plus qu'un passager, et je désirerais bien que ce fût vous, répondit fort spirituellement le capitaine.
– C'est possible, dit Belissan, pourvu que vous me conduisiez dans une île…
– Dans quelle île, Monsieur?
– Dans une île quelconque, Monsieur, cela m'est égal, pourvu que ce soit dans une île, une île déserte ou sauvage, dans laquelle je ne rencontre ni grands seigneurs, ni chevaux danois, ni coureurs, ni filles trompeuses. Dans une île, reprit Belissan avec une agitation croissante, où l'égalité soit proclamée comme le seul des biens, dans une île déserte, sauvage, où je puisse savourer à mon aise le premier, le plus inestimable de tous les dons octroyés aux humains; dans une île…
Permettez, dit le capitaine Dufour, persuadé qu'il n'interrompait qu'un fou, est-ce bien sérieusement que vous me dites tout cela?
– Il me semble que je n'ai pas l'air de crever de rire, objecta sourdement Belissan.
– Alors, Monsieur, il m'est impossible de vous prendre à mon bord; je vous le répète, je vais à Callao, dans la mer du Sud, puis je reviens par la mer des Indes. Mais attendez donc, pourtant, si en route vous voulez descendre à Otahity, nous y relâcherons sans doute, et…
– Vous relâcherez à Otahity, la nouvelle découverte de Bougainville, la Cythère du nouveau monde! j'irai à Otahity… nation généreuse et nouvelle! Là, pas de coureurs, de marquis, de chevaux danois; là une existence douce et pure comme l'eau de ses ruisseaux; là du soleil; là des fleurs; là des arbres pour tous, là une nature primitive et bonne, là pas de différences sociales; là des frères; là des sœurs. A Otahity, monsieur le capitaine! A Otahity!.. j'abjure mon titre d'Européen: dégénéré, abruti par la civilisation, je reviens à mon état de nature, dont je suis fier. – J'étais descendu homme, je remonte sauvage! (Ici une pose académique; ici Claude se dresse sur ses pieds et tâche de grandir sa petite taille et de se draper à l'antique avec son habit de ratine, qui s'y refuse.) A Otahity! Là, pas de Dieu qui prenne un malin plaisir à contrarier nos projets, là, pas de roi, là, pas de courtisans, de vils courtisans qui dévorent la substance du peuple, là, pas de ces insignes stupides, de ces habits ridicules qui classent et numérotent votre position sociale… A Otahity!.. O Voltaire! O Dalembert! O Diderot! O philosophes, lumière éternelle des nations! c'est là que vous devriez être, c'est à Otahity que votre véritable place est désignée… O vous philanthropes, qui rêvez la paix et la famille universelle… à Otahity… à Otahity, venez-y… venez, nous y ferons une seule famille! une grande famille!
Ici l'invocation bienveillante et philanthropique de Belissan prit un tel caractère de rage et de frénésie que M. Dufour fut obligé de le prendre par le milieu du corps et d'appeler son mousse.
Le mousse vint, et, se joignant à son maître, ils finirent par calmer Belissan, qui ne criait plus que faiblement et par saccades: – A Otahity! à Otahity!
Le capitaine Dufour agita longtemps la question de savoir s'il prendrait à son bord Claude Belissan, qui lui paraissait fou. Pourtant, ayant considéré que Belissan le payait bien, il consentit.
Claude quitta la France sans prévenir son vieil oncle, vendit le peu qu'il avait, persuadé qu'à Otahity le vil argent serait tout-à-fait inutile.
On partit; et, lorsque l'écrivain du bord demanda la profession de chaque passager pour l'inscrire sur le rôle d'équipage, Belissan le stupéfia en lui répondant d'un air majestueux:
– Homme!!!
– Homme! fit l'écrivain en sautant de sa chaise.
– Homme, réitéra Belissan…
– Comment cela, homme? dit encore l'écrivain ébahi… mais homme, quoi? quel titre!
– Mais, hurla Claude, qui devenait bleu de fureur… homme simplement… homme de la nature, si vous aimez mieux… Les voilà bien! dit Belissan avec un sourire amer, en haussant les épaules de pitié; les voilà bien, quel titre! il leur faut un titre… ils vous demandent un vain titre… une ignoble profession… quand ils sont les rois… les géants de la création! Je suis sauvage, entends-tu, être dégradé, abruti par une société égoïste et bâtarde, par une civilisation corruptrice, dit Belissan tout d'une haleine et en tournant le dos au commis, qui avait pourtant une figure bien respectable, je vous assure.
– Il est dans ses lunes, objecta l'écrivain déjà prévenu de la singularité de Belissan; puis il ajouta sur son livre de bord: – Claude Belissan se prétendant homme de la nature, mais allant à l'île d'Otahity, pour affaires de commerce.
Le trois mâts la Comtesse de Cérigny partit du Hâvre le 13 juin 1789.
CHAPITRE III.
Pourquoi Claude Belissan, homme, rechercha la société d'un veau, et ce qu'il en advint
Un mois après son embarquement à bord de la Comtesse de Cérigny, Claude Belissan était déjà borgne; six semaines après, il avait perdu deux dents molaires, plus une incisive; quatre mois ensuite; il avait eu trois côtes d'enfoncées comme on doublait le cap Horn. Enfin, ce fut un bien beau jour pour lui que le jour où l'on mouilla à Callao, car si la traversée eût duré plus long-temps, Claude Belissan, homme, eût été dissipé en détail.
Ces accidents variés avaient eu pour cause la tendance philosophique et philantropique du jeune homme, sa soif du bien général, son horreur des inégalités sociales, et son rêve de perfectionnement universel.
Et, d'abord, ayant vu un grand, gros et large matelot, fouetter un mousse, parce que le mousse n'avait pas assez vite serré le petit cacatoës, Belissan s'écria:
– Horreur! Frémis, ô nature!.. voici un frère qui bat son frère! Marin, ce mousse est ton frère et ton égal; laisse ce mousse, ô marin!
Et le matelot, mordant sa chique avec insouciance, répondit honnêtement à Claude, sans abandonner son mousse:
– Bourgeois, ce mousse n'est pas mon égal, vu qu'il est mousse et que je suis gabier, vu qu'il est enfant et que je suis homme, vu qu'il serre mal une voile et que je la serre bien. Quand il sera gabier, il fouettera les mousses à son tour. Or, bourgeois, je lui dois quinze coups de garcette, je suis au septième, laissez-moi finir… car je lui apprends son état, voyez-vous, bourgeois!
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