Le capitaine Coutanceau. Emile Gaboriau
Читать онлайн книгу.fille, et quels étaient ces hommes?.. Qu’avait-elle fait? comment s’était-elle attiré leur colère, et que voulaient-ils d’elle?
Mais je n’osais interroger… De nous deux, maintenant celui qui tremblait, c’était moi.
De ma vie, je n’avais approché une femme si belle!.. Qu’était près d’elle la fille de M. Despois, l’armurier, notre voisin, qui avait dans tout le quartier Saint-Honoré un immense renom de beauté!.. J’aurais passé des siècles près de mademoiselle Despois, sans que mon cœur battît plus vite à un moment qu’à l’autre, tandis que près de celle-ci!.. Puis, celle-ci me semblait extraordinairement imposante, en dépit de ses vêtements plus que simples. Il y avait en elle tant de noblesse et tant de grâce en ses moindres mouvements, que près d’elle, mademoiselle Despois, dont on disait qu’elle avait «un port de reine,» aurait eu l’air d’une laveuse de vaisselle.
Si je puis aujourd’hui vous dire si exactement mes sensations, jugez de ce que je dus éprouver alors!..
Je mourais d’envie de lui parler, et je n’osais pas… Je sentais très bien que je devais dire quelque chose, et ma langue était comme collée à mon palais… Et plus j’avais conscience du ridicule de ma situation, plus mon embarras redoublait.
Bien certainement, nous serions allés jusqu’à la rue du Bac sans échanger une parole, si elle n’eût rompu le silence.
Elle appuya légèrement la main sur mon bras, pour me faire ralentir le pas, et d’une voix qui me parut douce comme une musique céleste:
– Je vous dois la vie, monsieur, me dit-elle… plus encore, peut-être: l’honneur. Comment pourrai-je jamais m’acquitter envers vous!..
Je me sentais plus rouge que le feu, et c’est d’une voix étranglée que je balbutiai quelque chose comme ceci:
– Je suis trop payé, déjà, mademoiselle, par le bonheur d’avoir pu vous être utile en quelque chose… Ce que j’ai fait n’est rien…
– Comment, rien!.. Vous avez risqué votre vie, monsieur.
– Ne le croyez pas, mademoiselle…
– Pardonnez-moi. Ces misérables vous auraient bel et bien massacré, sans ce robuste… citoyen qui nous est venu en aide.
– Non, mademoiselle, non… Ces gens étaient fort exaltés, c’est vrai, mais croyez bien qu’au fond ils ne sont pas méchants.
Elle s’arrêta court, et m’examinant attentivement:
– Croyez-vous vraiment ce que vous dites? me demanda-t-elle.
– Assurément.
Pour parler vrai, je ne le croyais qu’à demi et mon accent devait manquer d’assurance. Elle eût cependant l’air de me croire, et se remettant à marcher.
– Du moins, poursuivit-elle d’un ton moitié plaisant et moitié attendri, du moins vous me direz, je l’espère, le nom de mon sauveur pour que je puisse le joindre à mes prières… Comment vous nommez-vous, monsieur?
– Justin Coutanceau, mademoiselle…
Et poussé par un mouvement de vanité:
– Le prénom de Justin, ajoutai-je, est celui de mon parrain, M. Goguereau, le député de Paris.
Je sentis que son bras tressaillait sous le mien, et avec une vivacité singulière:
– Quoi! s’écria-t-elle, vous êtes le filleul de Goguereau!.. C’est bien l’ami de Vergniaud, n’est-ce pas? de Gensonné, de l’ancien ministre Roland, et de tous les Girondins!..
– Oui, mademoiselle, répondis-je, confondu d’entendre une jeune fille, une ouvrière, parler de tels hommes comme si elle les eût connus.
Pour la première fois, ma protégée daigna prendre attention à mon humble personne, et elle m’examina d’un rapide et subtil coup-d’œil.
Mais elle devait être, et fut déroutée, par ma mise, plus recherchée que celle des jeunes gens de ma condition, et aussi par ma taille et ma figure, qui me faisaient paraître quatre ou cinq bonnes années de plus que mon âge.
– Et vous… citoyen, reprit-elle, vous étudiez sans doute pour devenir un avocat célèbre, comme ces messieurs de l’Assemblée?
Elle ne disait plus: «monsieur,» elle disait: «citoyen.»
L’ironie était palpable, elle se moquait de l’Assemblée nationale, et de Justin Coutanceau, par la même occasion.
– Je n’ai pas une ambition si haute, mademoiselle, répondis-je d’un ton vexé.
Elle avança dédaigneusement les lèvres et murmura:
– Oh! si haute!.. si haute!..
– Je vis chez mon père, ajoutai-je, et je n’ai pas encore de profession.
– Et que fait votre père!
– Il est boulanger, mademoiselle.
– Et… patriote, n’est-ce pas?.. C’est-à-dire grand partisan des idées nouvelles; hantant les clubs et les sections.
C’était, à ce qu’il me parut, une superbe occasion de prendre ma revanche de ses sarcasmes.
Me drapant donc de toute la dignité dont j’étais capable:
– Vous l’avez dit, mademoiselle, répondis-je, mon père est patriote… Mon père est de ceux qui pensent que «tous les citoyens sont égaux, et que s’ils doivent être distingués entre eux, c’est par la vertu et non par la naissance… Mon père croit que chaque citoyen a des droits et doit mourir plutôt que de les abandonner…»
Je puis bien vous dire, mes amis, que cette belle phrase, qui était du citoyen Robespierre, et non de moi, parut égayer singulièrement ma compagne.
Elle m’interrompit d’un éclat de rire, en disant:
– A merveille!.. Je vois que j’ai eu ce rare bonheur d’être secourue par un philosophe… Je doute seulement, citoyen, que vos beaux principes eussent suffi à me tirer des mains des patriotes qui voulaient m’écharper… Les poings du robuste sans-culotte qui est venu à notre secours m’inspireraient plus de confiance… Vous le connaissez beaucoup, ce sans-culotte?
– C’est un des geindres… je veux dire un des garçons de mon père.
– Et il vous est dévoué.
– Aveuglément.
– De sorte que, si vous lui commandiez quelque chose, n’importe quoi, il ne réfléchirait ni ne discuterait… il obéirait.
– Je le crois, mademoiselle…
Elle parut réfléchir, et moi j’essayai de mettre un peu d’ordre dans mes idées en déroute.
Si naïf que je fusse, je comprenais bien, désormais, que ce n’était pas une ouvrière que j’avais au bras, et je n’en admirais que plus son sang-froid, son courage, et jusqu’à son aisance superbe à se moquer de moi.
Cependant, nous étions arrivés au coin de la rue du Bac, et je cherchais des yeux quelque établissement où ma protégée pût réparer le désordre de sa toilette, désordre dont elle ne s’apercevait pas, mais qui provoquait les quolibets des passants.
J’allais me décider à la conduire chez un petit traiteur de la rue de Grenelle, quand j’aperçus de loin Fougeroux, qui arrivait en se dandinant lourdement selon sa coutume.
J’en eus un mouvement de joie, car, malgré ma confiance en sa force prodigieuse, songeant au nombre de ses adversaires, et qu’ils pouvaient se raviser, j’étais inquiet.
J’entraînai donc vivement ma protégée à sa rencontre, et dès qu’il fut à portée de la voix:
– Eh bien!.. lui criai-je.
Il haussa dédaigneusement les épaules, et riant de son large rire, qui lui fendait