Jacques. George Sand
Читать онлайн книгу.trop pensionnaire. Il faudra que Jacques me corrige de cela, lui qui ne rit pas tous les jours. En attendant, tu devrais me gronder, au lieu de me seconder comme tu fais, vilaine!
Je te disais donc que j'avais vu Jacques là pour la première fois. Il y avait quinze jours qu'on ne parlait pas d'autre chose, chez les Borel, que de la prochaine arrivée du capitaine Jacques, un officier retiré du service, héritier d'un million. Ma mère ouvrait des yeux grands comme des fenêtres et des oreilles grandes comme des portes, pour aspirer le son et la vue de ce beau million. Pour moi, cela m'aurait donné une forte prévention contre Jacques, sans les choses extraordinaires que disaient Eugénie et son mari. Il n'était question que de sa bravoure, de sa générosité, de sa bonté. Il est vrai qu'on lui attribue aussi quelques singularités. Je n'ai jamais pu obtenir d'explication satisfaisante à cet égard, et je cherche en vain dans son caractère et dans ses manières ce qui peut avoir donné lieu à cette opinion. Un soir de cet été, nous entrons chez Eugénie; je crois bien que ma mère avait saisi dans l'air quelque nouvelle de l'arrivée du parti. Eugénie et son mari étaient venus à notre rencontre du côté de la cour. On nous fait asseoir dans le salon; j'étais près de la fenêtre au rez-de-chaussée, et il y avait devant moi un rideau entr'ouvert. «Et votre ami, est-il arrivé enfin? dit ma mère au bout de trois minutes. —Ce matin, dit M. Borel d'un air joyeux.—Ah! je vous en félicite, et j'en suis charmée pour vous, reprend ma mère. Est-ce que nous ne le verrons pas?—Il s'est sauvé avec sa pipe en vous entendant venir, répond Eugénie; mais il reviendra certainement.—Oh! peut-être que non, lui dit son mari; il est sauvage comme l'habitant de l'Orénoque (tu sauras que c'est une des facéties favorites de M. Borel), et je n'ai pas eu encore le temps de lui dire que je voulais le présenter à deux belles dames. Il faudrait voir s'il ne s'en va pas promener trop loin, Eugénie, et le faire avertir.» Pendant ce temps-là je ne disais rien, mais je voyais très-bien M. Jacques par la fente du rideau. Il était assis à dix pas de la maison, sur des gradins de pierre où Eugénie fait ranger au printemps les beaux vases de fleur» de sa serre chaude. Il me parut, au premier coup d'oeil, avoir vingt-cinq ans tout au plus, quoiqu'il en ait au moins trente. Il n'est pas de figure plus belle, plus régulière et plus noble que celle de Jacques. Il est plutôt petit que grand, et semble très-délicat, quoiqu'il assure être d'une forte santé; il est constamment pâle, et ses cheveux d'un noir d'ébène, qu'il porte très-longs, le font paraître plus pâle et plus maigre encore. Il me semble qu'il a le sourire triste, le regard mélancolique, le front serein et l'attitude fière; en tout, l'expression d'une âme orgueilleuse et sensible, d'une destinée rude, mais vaincue. Ne me dis pas que je fais des phrases de roman; si tu voyais Jacques, je suis sûre que tu trouverais tout cela en lui, et bien d'autres choses sans doute que je ne saisis pas, car j'ai encore avec lui une timidité extraordinaire, et il me semble que son caractère renferme mille particularités qu'il me faudra bien du temps pour connaître et peut-être pour comprendre. Je te les raconterai jour par jour, afin que tu m'aides à en bien juger; car tu as bien plus de pénétration et d'expérience que moi. En attendant, je veux t'en dire quelques-unes.
Il a certaines aversions et certaines affections qui lui viennent subitement et d'une manière tantôt brutale, tantôt romanesque, à la première vue. Je sais bien que tout le monde est ainsi, mais personne ne s'abandonne à ses impressions avec l'aveuglement ou l'obstination de Jacques. Quand il a reçu de la première vue une impression assez forte pour porter un jugement, il prétend qu'il ne le rétracte jamais. Je crains que ce ne soit là une idée fausse et la source de bien des erreurs et peut-être de quelques injustices. Je te dirai même que je crains qu'il n'ait porté un jugement de ce genre sur ma mère. Il est certain qu'il ne l'aime pas et qu'elle lui a déplu dès le premier jour; il ne me l'a pas dit, mais je l'ai vu. Lorsque M. Borel le tira de sa méditation et de son nuage de tabac pour nous le présenter, il vint comme malgré lui, et nous salua avec une froideur glaciale. Ma mère, qui a les manières hautes et froides, comme tu sais, fut extraordinairement aimable avec lui. «Permettez-moi de vous prendre la main, lui dit-elle; j'ai beaucoup connu monsieur votre père, et vous quand vous étiez enfant.—Je le sais, Madame,» répondit Jacques sèchement et sans avancer sa main vers celle de ma mère. Je crois qu'elle dut s'en apercevoir, car cela était très-visible; mais elle est trop prudente et trop habile pour avoir jamais une attitude gauche. Elle feignit de prendre la répugnance de M. Jacques pour de la timidité, et elle insista en lui disant: «Donnez-moi donc la main; je suis pour vous une ancienne amie.—Je m'en souviens bien, Madame,» répondit-il d'un ton encore plus étrange; et il serra la main de ma mère d'une manière presque convulsive. Cette manière fut si singulière que les Borel se regardèrent d'un air étonné, et que ma mère, qui n'est pourtant pas facile à déconcerter, retomba sur sa chaise plutôt qu'elle ne se rassit, et devint pâle comme la mort. Un instant après, Jacques retourna dans le jardin, et ma mère me fit chanter une romance dont parlait Eugénie. Jacques m'a dit depuis qu'il m'avait écoutée sous la fenêtre, et que ma voix lui avait été sur-le-champ tellement sympathique qu'il était rentré pour me regarder; jusque-là il ne m'avait pas vue. De ce moment il m'a aimée, du moins il le dit; mais je te parle d'autre chose que de ce que j'ai dessein de te dire.
Nous en étions aux singularités de Jacques; je veux t'en raconter une autre. L'autre jour il vint nous voir au moment où je sortais de la maison avec une soupe dans une écuelle de terre et un tablier d'indienne bleue autour de moi; j'avais pris la petite porte de derrière pour ne rencontrer personne dans ce bel équipage. Le hasard voulut que M. Jacques, par un caprice digne de lui, se fût engagé dans cette ruelle avec son beau cheval. «Où allez-vous ainsi?» me dit-il en sautant à terre et en me barrant le passage. J'aurais bien voulu l'éviter, mais il n'y avait pas moyen. «Laissez-moi passer, lui dis-je, et allez m'attendre à la maison; je vais porter à manger à mes poules.—Et où sont-elles donc vos poules? Parbleu! je veux les voir manger.» Il mit la bride sur le cou de son cheval en lui disant: «Fingal, allez à l'écurie;» et son cheval, qui entend sa parole comme s'il connaissait la langue des hommes, obéit sur-le-champ. Alors Jacques m'ôta l'écuelle des mains, enleva sans façon le couvercle, et, voyant une soupe de bonne mine: «Diable! dit-il, vous nourrissez bien vos poules! Allons, je vois que nous allons chez quelque pauvre. Il ne faut pas me faire un secret de cela, à moi; c'est une chose toute simple et que j'aime à vous voir faire par vous-même. J'irai avec vous, Fernande, si vous me le permettez.» Je mis mon bras sous le sien, et nous marchâmes vers la maison de la vieille Marguerite, dont je t'ai parlé souvent. M. Jacques portait toujours la soupe avec ses gants de chamois jaune paille, et d'un air si aisé qu'il semblait n'avoir pas fait autre chose de sa vie. «Un autre que moi, me dit-il chemin faisant, trouverait certainement ici l'occasion de vous faire de magnifiques compliments, louerait en prose et en vers votre charité, votre sensibilité, votre modestie; moi, je ne vous dis rien de cela, Fernande, parce que je ne suis pas étonné de vous voir pratiquer les vertus que vous avez. Manquer de douceur et de miséricorde serait horrible en vous; alors votre beauté, votre air de candeur, seraient des mensonges détestables de la nature. En vous voyant, je vous ai jugée sincère, juste et sainte; je n'avais pas besoin de vous rencontrer sur le chemin d'une chaumière pour savoir que je ne m'étais pas trompé. Je ne vous dirai donc pas que vous êtes un ange à cause de cela, mais je vous dis que vous faites ces choses-là parce que vous êtes un ange.»
Je te demande pardon de te rapporter cette conversation; tu penseras peut-être qu'il y a un peu de vanité à te redire les douceurs que me conte M. Jacques. Et au fait, ma bonne Clémence, je crois bien qu'il y en a en effet. Je suis toute glorieuse de son amour; moque-toi de moi, cela n'y changera rien.
Mais n'ai-je pas raison de te rapporter tous ces détails, puisque tu veux connaître toutes les particularités de mon amour et tout le caractère de mon fiancé? Tu ne me gronderas pas cette fois pour avoir été trop laconique. Je continue.
Nous arrivons donc chez la mère Marguerite. La bonne femme fut tout étonnée de se voir apporter la soupe par un beau monsieur en gants jaunes. La voilà qui me fait ses bavardages accoutumés, qui me demande au nez de Jacques si c'est là mon mari, qui fait toute sorte de voeux pour moi, qui me raconte ses maux, qui me parle surtout de son loyer qu'elle est forcée de payer, et qui me regarde d'un air piteux, comme pour me dire que je devrais bien lui apporter quelque chose de mieux que la soupe. Moi, je n'ai pas d'argent; ma mère n'en a guère et ne