Jacques. George Sand
Читать онлайн книгу.sur une planche une vieille bible mangée des rats, et il semblait la lire avec attention; tout à coup, pendant que Marguerite parlait encore, je sens tomber doucement dans la poche de mon tablier quelque chose de lourd; j'y porte la main, j'y trouve une bourse; je ne fis semblant de rien, et je donnai à la vieille la petite somme dont elle avait besoin.
Tout allait bien: Jacques avait l'air doux et tranquille; mais voilà qu'en sortant j'eus la mauvaise idée de dire tout bas à Marguerite que le présent venait de Jacques. Alors elle se mit à lui adresser ses remerciements et ces bénédictions du pauvre qui sont vraiment un peu prolixes, un peu niaises, mais qu'il faut, ce me semble, accepter, puisque c'est la seule manière dont le pauvre puisse s'acquitter. Eh bien, sais-tu ce que fit Jacques? Il fronça deux ou trois fois le sourcil d'un air d'impatience, et finit par interrompre la litanie de la vieille en lui disant d'un ton dur et impérieux: «C'est bon; en voilà assez!» La pauvre femme resta interdite et humiliée. Moi, je me sentis un peu d'humeur contre Jacques. Quand nous fûmes à quelques pas de la maisonnette, je lui en fis des reproches. Il sourit, et, au lieu de se justifier, il me dit en me prenant par la main: «Fernande, vous êtes une bonne enfant, et moi je suis un vieux homme; vous avez raison d'aimer les épanchements de la reconnaissance que vous inspirez, c'est un plaisir innocent qui vous engage à persévérer. Pour moi, je ne puis plus m'amuser de ces choses-là, et elles me causent au contraire un ennui intolérable.—Je suis disposée, lui dis-je, à croire que vous avez raison en tout ce que vous faites, et je croirai volontiers que c'est moi qui ai tort; mais expliquez-vous: faites que je vous connaisse bien, Jacques, et que je n'aie jamais l'idée de vous blâmer, quelque chose qui arrive.» Il sourit encore, mais d'un air triste, et, loin de m'accorder l'explication que je lui demandais, il se borna à me répéter: «Je vous ai dit, ma chère enfant, que vous aviez raison, et que je vous aimais ainsi.» Ce fut tout. Il me parla d'autre chose, et, malgré moi, je restai triste et inquiète tout ce jour-là.
Voilà comme il est souvent; il y a en lui des choses qui m'effraient, parce que je ne peux pas m'en rendre compte, et il a tort, je pense, de ne pas vouloir se donner la peine de me les faire comprendre. Mais que d'autres choses en lui qui sont dignes d'admiration et d'enthousiasme! J'ai tort de m'occuper tant des petits nuages, quand j'ai un si beau ciel à contempler! C'est égal, dis-moi ton avis sur ces misères; j'ai une grande confiance en ton bon sens, et je suis habituée à voir un peu par tes yeux. Ce n'est pas ce qui plaît le plus à maman. Enfin, j'aurai bientôt la liberté de t'écrire sans me cacher. Adieu, chère Clémence. Je n'attendrai pas ta réponse pour t'écrire une seconde lettre. Je t'embrasse mille fois.
Ton amie,
FERNANDE DE THEURSAN
II.
Genève, le...
Vraiment, Jacques, vous allez vous marier? Elle sera bien heureuse, votre femme! Mais vous, mon ami, le serez-vous? Il me paraît que vous agissez bien vite, et j'en suis effrayée. Je ne sais pourquoi cette idée de vous voir marié ne peut entrer dans ma pauvre tête; je n'y comprends rien; je suis triste à la mort; il me semble impossible qu'un changement quelconque améliore votre destinée, et je crois que votre coeur se briserait au choc de douleurs nouvelles. O mon cher Jacques! il faut bien de la prudence quand on est comme nous deux!
As-tu songé à tout, Jacques? as-tu fait un bon choix? Tu es observateur et pénétrant; mais on se trompe quelquefois; quelquefois la vérité ment! Ah! comme tu t'es souvent trompé sur toi-même! combien de fois je t'ai vu découragé! combien de fois je t'ai entendu dire: Ceci est le dernier essai! Pourquoi suis-je assiégée de noirs pressentiments? Que peut-il t'arriver? Tu es un homme, et tu as de la force.
Mais toi, songer au mariage! cela me parait si extraordinaire! Vous êtes si peu fait pour la société! vous détestez si cordialement ses droits, ses usages et ses préjugés! Les éternelles lois de l'ordre et de la civilisation, vous les révoquez encore en doute, et vous n'y cédez que parce que vous n'êtes pas absolument sûr que vous deviez les mépriser; et avec ces idées, avec votre caractère insaisissable et votre esprit indompté, vous allez faire acte de soumission à la société, et contracter avec elle un engagement indissoluble; vous allez jurer d'être fidèle éternellement à une femme, vous! vous allez lier votre horreur et votre conscience au rôle de protecteur et de père de famille! Oh! vous direz ce que vous voudrez, Jacques, mais cela ne vous convient pas; vous êtes au-dessus ou au-dessous de ce rôle; quel que vous soyez, vous n'êtes pas fait pour vivre avec les hommes tels qu'ils sont.
Vous renoncerez donc à tout ce que vous avez été jusqu'ici et à tout ce que vous auriez été encore! car votre vie est un grand abîme où sont tombés pêle-mêle tous les biens et tous les maux qu'il est permis a l'homme de ressentir. Vous avez vécu quinze ou vingt vies ordinaires dans une seule année; vous deviez encore user et absorber bien des existences avant de savoir seulement si vous aviez commencé la vôtre. Est-ce que vous regarderiez encore ceci comme un état de transition, comme un lien qui doit finir et faire place à un autre? Je ne suis pas plus que vous un adepte de la foi sociale, je suis née pour la détester, mais quels sont les êtres qui peuvent lutter contre elle, ou même vivre sans elle? La femme que vous épousez est-elle donc comme vous? est-elle une des cinq ou six créatures humaines qui naissent, dans tout un siècle, pour aimer la vérité, et pour mourir sans avoir pu la faire aimer des autres? est-elle de ceux que nous appelions les sauvages dans les jours de notre triste gaieté? Jacques, prends garde; au nom du ciel, souviens-toi combien de fois nous avons cru l'un et l'autre trouver notre semblable, et combien de fois nous nous sommes retrouvés seuls vis-à-vis l'un de l'autre! Adieu; prends au moins le temps de réfléchir. Pense à ton passé; pense à celui de SYLVIA.
III.
DE FERNANDE A CLÉMENCE.
Tilly, le...
Ma chère, j'ai fait aujourd'hui une découverte qui m'a laissé une impression singulière. En écoutant lire la rédaction de notre contrat de mariage, j'ai appris que Jacques avait trente-cinq ans. Certainement ce n'est pas là un âge avancé; et d'ailleurs on n'a jamais que l'âge qu'on paraît avoir, et à la première vue je lui avais imaginé dix années de moins. Cependant je ne sais pas pourquoi le son de ces syllabes, trente-cinq ans! m'a épouvantée; j'ai regardé Jacques d'un air étonné et peut-être même fâché, comme s'il m'eût fait jusque-là un mensonge. Il est certain pourtant qu'il ne m'a jamais parlé de son âge, et que je n'ai jamais songé à le lui demander. Je suis sûre qu'il me l'aurait dit sur-le-champ, car il parait très indifférent à ces choses-là, et il ne s'est pas seulement aperçu de l'effet que faisait sur moi et sur plusieurs des personnes présentes la découverte de ses trente-cinq ans.
Moi qui le trouvais déjà un peu vieux pour moi en lui en attribuant trente! J'ai beau faire, Clémence, je t'avoue que je suis contrariée de cette différence d'âge entre nous; il me semble à présent que Jacques est beaucoup moins mon camarade et mon ami que je ne l'imaginais; il se rapproche plutôt de l'âge d'un père; et, au fait, il pourrait être le mien, il a dix-huit ans de plus que moi! Cela me fait un peu de peur, et modifie peut-être l'affection que j'avais pour lui. Autant que je puis exprimer ce qui se passe en moi, je crois que ma confiance et mon estime augmentent, tandis que mon enthousiasme et mon orgueil diminuent; enfin, je suis beaucoup moins joyeuse ce soir que je ne l'étais ce matin, voilà ce que je ne saurais me dissimuler. Ta lettre me revient toujours à l'esprit, et je pense à cet homme vieux et froid que tu as cru voir en lui. Cependant, Clémence, si tu voyais comme Jacques est beau, comme il a une tournure élégante et jeune, comme il a les manières douces et franches,