Les cotillons célèbres. Emile Gaboriau
Читать онлайн книгу.les héritiers abâtardis de Charlemagne et les premiers successeurs de Hugues Capet n'eurent point de maîtresses, mais plutôt à la fois plusieurs femmes de rangs et d'ordres différents.
Ces femmes de condition subalterne que le souverain fait entrer dans la couche royale, nos plus anciens chroniqueurs les désignent sous le nom de concubines, mot latin qui rend imparfaitement leur véritable état.
Les concubines étaient à peu près ce que sont encore aujourd'hui en Allemagne, berceau de la race franque, les épouses morganatiques des princes, à cette différence près que ces unions de la main gauche ne sauraient maintenant exister concurremment avec une autre alliance. Mais cette différence, on le comprend de reste, n'est que le résultat de la civilisation chrétienne qui ne tarda pas à proscrire cette sorte de polygamie.
Les enfants des concubines étaient légitimes, bien qu'ils ne fussent pas aptes à succéder à la couronne, du moins dans l'ordre régulier de l'hérédité royale. Quelques-uns néanmoins arrivèrent au trône, du fait de l'ascendant ou des crimes de leur mère.
Ce rang officiel des concubines ne venait donc pas de la dépravation des moeurs, comme on l'a cru longtemps; c'était un des traits caractéristiques de la constitution de la famille chez les barbares. Tacite nous montre les Germains pénétrés, pour la femme, d'un respect mystique, qui va jusqu'au culte; mais ce sentiment délicat, complétement ignoré du monde ancien, ne s'élevait pas cependant jusqu'à la conception du mariage chrétien.
L'Église toujours prudente lorsqu'elle n'est pas toute-puissante, céda à la rigueur des temps. Elle toléra, chez ses maîtres, ce qu'elle ne pouvait empêcher, et pendant plusieurs siècles encore, elle oublia de frapper sur les trônes l'adultère et l'inceste.
Ce serait une longue et fastidieuse histoire que celle de ces premières favorites, maîtresses légendaires, dont, la plupart du temps, les noms seuls nous sont parvenus. Et quels noms! La bouche se contorsionne à essayer de prononcer ces syllabes tudesques.
Clotaire 1er aima tour à tour Arégonde, Chunsène, Gondiuque et Waldetrude; les maîtresses de Gontran, ce roi bonhomme qui joue les pères-nobles dans le drame mérovingien, s'appellent des noms harmonieux de Marcatrude et Austregilde. Clotaire II, plus réservé, se borna à la seule Haldetrude. Miroflède et Marcouefve se partagèrent le coeur de Caribert. Il n'est pas jusqu'à Dagobert qui n'ait fait résonner les échos de la forêt de Compiègne et de la forêt de Braine des noms de Raguetrude, damoiselle d'Austrasie, et de Wlfégunde;
Le bon roi Dagobert
Aimait à tort et à travers.
Eloi, l'argentier, le sermonnait fort, dit-on, sur ce chapitre; mais le roi faisait la sourde oreille, à ce que prétend, du moins, la fin du couplet grivois, dont nous avons cité les deux premiers vers.
Du milieu de ces figures effacées se détachent plusieurs physionomies saisissantes ou sympathiques qui personnifient ou symbolisent un règne, une époque.
La première que nous rencontrons est celle de Frédégonde, la blonde maîtresse de Chilpéric, qu'il finit par épouser, après deux alliances royales.
Il n'y a peut-être dans l'histoire que deux princesses, Marie Stuart et Marie-Antoinette, sur qui la calomnie se soit acharnée avec plus de rage. On a prêté à Frédégonde tous les crimes et toutes les infamies, et son nom, comme celui de Néron, est devenu
Dans la race future,
Aux maîtresses des rois la plus cruelle injure.
On en a fait une frénétique de luxure comme Messaline, une horrible empoisonneuse comme Lucrezia Borgia.
Mais la critique moderne[1] a fait justice de ces imputations absurdes, amoncelées sur elle par la haine des gens d'église, qui seuls alors écrivaient l'histoire. Elle a relevé toutes les contradictions et les impossibilités de cet échafaudage d'accusations monstrueuses qui s'étayaient les unes contre les autres, et de ce tissu d'horreurs sanglantes, il n'est resté que la démonstration nette, irréfutable et concluante de la supériorité des talents et du génie de cette femme.
Née dans une condition obscure, esclave dans sa jeunesse, sa ravissante beauté et les grâces de son esprit firent la plus vive impression sur le coeur de Chilpéric Ier. Ce prince lui sacrifia Audovère et Galsuinthe, ses deux épouses légitimes, et les trois fils qu'il avait eus d'Audovère. Leurs fins misérables ou violentes, on les a longtemps attribuées aux artifices et à la scélératesse de la favorite; c'est elle qui avait tout fait, tout préparé, tout exécuté; chaque coup de poignard partait de sa main blanche; dans sa monomanie meurtrière, on lui faisait égorger jusqu'au roi son mari et son seul protecteur.
Par contre, on n'avait que des paroles d'excuses et de ménagements pour les crimes bien autrement réels et positifs de Brunehaut, sa rivale. La reine d'Austrasie, il est vrai, fut toujours au mieux avec le haut clergé; elle trouva en lui un appui sûr dans le présent et un panégyriste dévoué pour l'avenir.
L'école historique moderne a replacé les choses à leur véritable point de vue. Brunehaut nous apparaît telle qu'elle fut, une princesse arrogante, impérieuse, à demi Romaine, s'acharnant à une lutte au-dessus de ses forces et de son génie contre l'indépendance farouche des leudes de l'Est.
Frédégonde, au contraire, sortie des rangs du peuple vaincu pour s'asseoir sur le trône de Neustrie, personnifie la résistance à l'élément étranger; la cause qu'elle défend, et qui triomphe avec et par elle, est celle de la nationalité française, dont les germes se développent déjà dans les provinces d'entre Seine et Loire.
Frédégonde a, sur la reine d'Austrasie, un autre avantage, celui du désintéressement; j'ajouterai même, si le mot ne sonnait pas étrangement à cette époque, celui de l'humanité. En opposition aux exactions, à la cupidité insatiable de Brunehaut, on aime à constater la noble conduite de la femme de Chilpéric, se dépouillant de ses joyaux et de ses biens pour soulager la misère et les souffrances générales dans une cruelle épidémie qui décima le royaume, en l'année 580.
Maintenant, quittons le terrain sévère de l'histoire pour rentrer dans le cadre de ce livre. Frédégonde, cette femme que Chilpéric aima toute sa vie d'un amour exalté, lui fut-elle fidèle? Aimoin et les moines qui ont écrit le Gesta Francorum lui donnent pour amant, du vivant de son mari, un des plus brillants officiers de la cour, Landry ou Landeric, et accusent celui-ci de l'assassinat du roi.
Ces deux imputations paraissent aussi peu justifiées l'une que l'autre.
Voici le récit d'Aimoin: «La reine, dit-il, venait de quitter Chilpéric qui se disposait à partir pour la chasse; elle entra dans une salle de bain, où elle attendait Landry. Le roi, revenant tout à coup sur ses pas, aperçut sa femme, et lui donna un léger coup de baguette par derrière. Frédégonde, croyant que c'était son amant qui l'avait touchée, dit, sans se retourner et en le nommant, qu'il n'était pas bien d'en user ainsi avec une femme comme elle; puis, elle ajouta en riant qu'il n'agissait pas en galant homme, en l'attaquant par trahison. Le roi, confondu, s'éloigna sans lui parler; mais la reine, ayant tourné la tête, le reconnut, et prévoyant à quelles extrémités la jalousie le porterait, elle décida Landry à assassiner son maître, en lui rapportant ce qui venait de se passer et en lui faisant sentir que ce crime était leur seule chance de salut.»
Il n'est pas besoin de relever toutes les invraisemblances de cette fable. Comment admettre que le prince outragé, dont la patience et le sang-froid n'étaient pas les vertus dominantes, ait pu s'éloigner sans mot dire, au moment où le hasard lui révélait la liaison criminelle de sa femme? Il faudrait supposer à ce barbare la dignité et le bon ton d'un de nos raffinés de civilisation. D'ailleurs, Frédégonde avait tout à craindre et rien à espérer de la mort de son époux. Elle demeurait seule, chargée de la tutelle d'un enfant de quatre mois, pressée de tous côtés par des ennemis furieux.
Réduite à cette extrémité, la