Simon. George Sand
Читать онлайн книгу.homme d'environ cinquante ans, d'une figure assez ouverte en apparence, mais moins agréable au second coup d'œil qu'au premier. Cette physionomie, qui n'avait pourtant rien de repoussant, était singularisée par une coiffure poudrée à ailes de pigeon, tout à fait surannée; une large cravate tombant sur un ample jabot, des culottes courtes, des bottes à revers et un habit à basques très-longues, rappelaient exactement le costume qu'on portait en France au commencement de l'empire. Ce personnage stationnaire tenait une cravache de laquelle il désignait les objets environnants à sa compagne; et, au milieu du dialecte ultramontain qu'il parlait, Simon fut surpris de lui entendre prononcer purement le nom des collines et des villages qui s'étendaient sous leurs yeux.
La compagne de ce voyageur bizarre était une jeune femme d'une taille élégante que dessinait un habit d'amazone. Mais, au lieu du chapeau de castor que portent chez nous les femmes avec ce costume, l'étrangère était coiffée seulement d'un grand voile de dentelle noire qui tombait sur ses épaules et se nouait sur sa poitrine. Au lieu de cravache, elle avait à la main une ombrelle, et, occupée de l'autre main à dégager sa longue jupe des ronces qui l'accrochaient, elle avançait lentement, tournant souvent la tête en arrière, ou rabattant son voile et son ombrelle pour se préserver de l'éclat du soleil couchant qui dardait ses rayons du niveau de l'horizon. Tout cela fut cause que, malgré l'attention avec laquelle Simon stupéfait observait l'un et l'autre inconnus, il ne put voir que confusément les traits de la jeune dame.
IV.
Par suite de son caractère farouche, ennemi des puérilités de la conversation et de toute espèce d'oisiveté d'esprit, Simon se leva après deux ou trois minutes d'examen, et fit quelques pas pour fuir les importuns qui prenaient possession de sa solitude; mais l'homme à ailes de pigeon, courant vers lui avec une politesse empressée, lui adressa la parole dans le patois des montagnes, pour lui faire cette question dont Simon resta stupéfait:
«Mille pardons si je vous dérange, monsieur; mais n'êtes-vous pas un parent de feu le digne abbé Féline?
—Je suis son neveu, répondit Simon en français; car le patois marchois ne lui était déjà plus familier, après quelques années de séjour au dehors.
—En ce cas, monsieur, dit l'étranger, parlant français à son tour sans le moindre accent ultramontain, permettez-moi de presser votre main avec une vive émotion. Votre figure me rappelle exactement les nobles traits d'un des hommes les plus estimables dont notre province honore la mémoire. Vous devez être le fils de… Permettez que je recueille mes souvenirs…» Après un moment d'hésitation, il ajouta: «Vous devez être un des fils de sa sœur; elle venait de se marier lorsque le règne de la terreur me chassa de mon pays.
—Je suis le dernier de ses fils,» répondit Simon de plus en plus étonné de la prodigieuse mémoire de celui qu'il reconnaissait devoir être le comte de Fougères. Et il en était presque touché, lorsque la pensée lui vint que, le comte ayant déjà pu prendre des renseignements de M. Parquet sur les personnes du village, il pouvait bien y avoir un peu de charlatanisme dans cette affectation de tendre souvenance. Alors, ramené au sentiment d'antipathie qu'il avait pour tout objet d'adulation, et retirant sa main qu'il avait laissé prendre, il salua et tenta encore de s'éloigner.
Mais M. de Fougères ne lui en laissa pas le loisir. Il l'accabla de questions sur sa famille, sur ses voisins, sur ses études, et parut attendre ses réponses avec tant d'intérêt que Simon ne put jamais trouver un instant pour s'échapper. Malgré ses préventions et sa méfiance, il ne put s'empêcher de remarquer dans ce bavardage une naïveté puérile qui ressemblait à de la bonhomie. Il acheva de se réconcilier avec lui lorsque le comte lui dit qu'il était parti de la ville, à cheval, aussitôt après la signature du contrat, afin d'éviter les honneurs solennels qui l'attendaient sur son passage. «Le bon M. Parquet m'a dit, ajouta-t-il, que ces braves gens voulaient faire des folies pour nous. Je pensais qu'en arrivant plusieurs jours plus tôt qu'ils n'y comptaient j'échapperais à cette ovation ridicule; mais avant de serrer la main de mes anciens amis, je n'ai pu résister au désir de contempler ce beau site et de monter jusqu'à la tour où, dans mon adolescence, je venais rêver comme vous, monsieur Féline. Oui, j'y suis venu souvent avec votre oncle lorsqu'il n'était encore que séminariste; nous y avons parlé plus d'une fois de l'incertitude de l'avenir et des vicissitudes de la fortune. La ruine de ma caste était assez imminente alors pour qu'il pût me prédire les désastres qui m'attendaient. Il me prêchait le courage, le détachement, le travail… Oui, mon cher monsieur, continua le comte en voyant que Simon l'écoutait avec intérêt, et je puis dire que ses bons conseils n'ont pas été entièrement perdus… Je n'ai pas été de ceux qui passèrent le temps à se lamenter, ou qui oublièrent leur dignité jusqu'à tendre la main. J'ai pensé que travailler était plus noble que mendier. Et puis je suis un franc Marchois, voyez-vous? J'avais emporté d'ici l'instinct industrieux qui n'abandonne jamais le montagnard. Savez-vous ce que je fis? Je réalisai le produit de quelques diamants que j'avais réussi à sauver ainsi qu'un peu d'or; j'achetai un petit fonds de commerce, et je me fixai dans une ville où le négoce commençait à fleurir. Les affaires de Trieste prospérèrent vite, et les miennes par conséquent. Nous étions là une colonie de transfuges de tous pays: Français, Anglais, Orientaux, Italiens. Les habitants nous accueillaient avec empressement. Les débris de la noblesse vénitienne, à laquelle on avait arraché sa forme de gouvernement et jusqu'à sa nationalité, vinrent plus tard se joindre à nous, pour acquérir ou pour consommer. Oh! maintenant, Trieste est une ville de commerce d'une grande importance. J'en revendique ma part de gloire, entendez-vous? On a dit assez de mal des émigrés, et la plupart d'entre eux l'ont mérité; il est juste que l'on ne confonde pas les boucs avec les brebis, comme disait le bon abbé Féline. J'ai reçu plusieurs lettres de lui dans mon exil, et je les ai conservées; je vous les ferai voir. Elles sont pleines d'approbation et d'encouragement. Ce sont là des titres véritables, monsieur Féline; on peut en être fier, n'est-ce pas? Non è vero, Fiamma?» ajouta-t-il en se tournant, avec la vivacité inquiète et un peu triviale qui caractérisait ses manières, vers la jeune dame qui l'accompagnait et qui, depuis un instant seulement, s'était rapprochée de lui.
La personne qui portait ce nom étrange ne répondit que par un signe de tête; mais elle releva son ombrelle, et ses yeux rencontrèrent ceux de Simon Féline.
Lorsque deux personnes d'un caractère analogue très-énergique se regardent pour la première fois, sans aucun doute il se passe entre elles, avant de se reconnaître et de sympathiser, une sorte de lutte mystérieuse qui les émeut profondément. Pressées de s'adopter, mais incertaines et craintives, ces âmes sœurs s'appellent et se repoussent en même temps. Elles cherchent à se saisir et craignent de se laisser étreindre. La haine et l'amour sont alors des passions également imminentes, également prêtes à jaillir comme l'éclair du choc de ces natures qui ont la dureté du caillou, et qui, comme lui, recèlent le feu sacré dans leur sein.
Simon Féline ne put s'expliquer l'effet que cette femme produisit sur lui. Il eut besoin de toute sa force pour soutenir un regard qui en cet instant sans doute rencontrait le seul être auquel il pût faire comprendre toute sa puissance. Ce regard, qui n'avait probablement rien de surnaturel pour le vulgaire, fit tressaillir Féline comme un appel ou comme un défi; il ne sut pas lequel des deux; mais toute sa volonté se concentra dans son œil pour y répondre ou pour l'affronter. Le visage de la femme inconnue n'avait pourtant rien qui ressemblât à l'effronterie; son front semblait être le siége d'une audace noble; le reste du visage, pâle et d'une régulière beauté, exprimait un calme voisin de la froideur. Le regard seul était un mystère; il semblait être le ministre d'une pensée scrutatrice et impénétrable. Simon était d'une organisation délicate et nerveuse; son émotion fut si vive que son trouble intérieur produisit quelque chose comme un sentiment de colère et de répulsion.
Tout cela se passa plus rapidement que la parole ne peut le raconter; mais, depuis le moment où elle leva son ombrelle jusqu'à celui où elle la baissa lentement sur son visage, tant d'étonnement se peignit sur celui de Simon que