Le château de La Belle-au-bois-dormant. Pierre Loti

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Le château de La Belle-au-bois-dormant - Pierre Loti


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plus complexes, plus graves, avec une sorte de crainte religieuse, j'attends aussi que s'ouvre le portail vénérable.

      La clef ne veut pas tourner. Le vent souffle en rafales chaudes. La maison, obstinément fermée, prend sous le ciel noir la blancheur des vieux logis arabes. Et, tandis que se prolonge notre attente, je regarde au bout de cette petite rue vide, tout de suite finie, tout de suite ouverte sur la campagne sans arbres, je regarde et je reconnais le déploiement de ces champs et de ces marais plats, tout cet horizon de quasi-désert qui, en cet endroit, figurant comme fond de ce quartier mort, me glaçait l'âme pendant mes séjours d'enfant chez les tantes de l'île....

      Elle tourne enfin, la clef, et Véronique pousse devant nous la lourde porte.

      Oh! comment dire l'émotion de voir réapparaître, sous ces nuages de deuil, cette cour silencieuse des ancêtres!... Devant la façade intérieure aux auvents fermés, ce vieux perron, ces vieilles dalles verdies, tout cela envahi par la mousse et les herbes!... Je ne prévoyais pas ces aspects de cimetière. Et voici que j'ai le sentiment de pénétrer chez les morts, chez les aïeules mortes. Nulle part autant qu'ici et à cette heure le passé ne m'avait enveloppé de son linceul.

      Des fantômes,—mais des fantômes débonnaires et discrets, qui ne feraient aucune peur,—doivent revenir se promener dans cette cour, lorsque le soir tombe: les aïeules en robe noire....

      D'ailleurs, rien de changé, sans doute, depuis l'époque où elles vivaient ici. Sur les murailles, sur le perron, sur la margelle du puits, sur les dalles, une même usure séculaire atteste la longue durée antérieure de ces choses. Non, rien de changé nulle part. Il manque seulement un amandier là-bas, qui avait plus de cent ans et qui a dû mourir de vieillesse; à la place où je me rappelais l'avoir connu, son tronc large se voit encore, scié près des racines. D'autres arbres, à bout de sève, ont pris une certaine parure fraîche, par la grâce de l'avril une fois de plus revenu. Un grenadier est entièrement rouge de ses pousses nouvelles. Mais surtout l'herbe verte, l'herbe a foisonné d'une façon étrange, depuis deux années à peine que personne n'habite plus ici; entre les pavés, des fleurs sauvages ont pris place, et de hautes avoines folles qui aujourd'hui se courbent et se froissent, tourmentées par le vent d'ouest. Et vraiment cette herbe donne à la cour des aspects d'enclos funéraire.

      Véronique va nous introduire à présent dans le principal corps de logis, par où commencera notre visite songeuse. Et nous gravissons avec respect les marches de ce perron—où, vers la fin du XVIIIe siècle, à ce que l'on m'a souvent conté, de joyeuses petites filles (qui furent mes grand'tantes, mon aïeule, et moururent octogénaires) avaient pour jeu favori de monter et descendre en courant, sur des échasses.

      Il fait noir, dans la maison close. Véronique, à mesure que nous avançons, ouvre les contrevents un à un, et de la lumière pénètre par degrés dans cette ombre: une lumière grise que diminuent les branches des arbres et les nuées du ciel.

      D'abord, la salle à manger, qui a gardé ses boiseries Louis XV; c'est là que, les soirs de jadis, maîtres et domestiques réunis écoutaient avant de s'endormir une lecture faite dans une grosse bible au frontispice enluminé de rouge, que je possède aujourd'hui par héritage.

      On n'a pas enlevé encore, du salon sur la rue, le mobilier du pasteur défunt. Mais c'est un mobilier qui n'est guère moderne et qui ne détonne pas dans ce lieu, car il est d'une simplicité austère—et la sombre figure de Calvin, encadrée à la muraille, témoigne que les habitants, ici, n'ont point cessé d'être des huguenots.

      La silencieuse demeure n'a pas été plus modifiée au dedans qu'au dehors. Les détails mêmes sont restés intacts. Et, en montant à l'étage supérieur, j'ai la fantaisie d'ouvrir certain placard de l'escalier, qui, dans les histoires d'enfance de mes aïeules, jouait souvent un rôle: sur ses étagères, se tenaient des pots remplis de «sucre des îles», objet d'habituelle convoitise pour les petites filles aux échasses, et des confitures faites avec les raisins mûris au soleil d'il y a cent ans....

      De l'autre côté de la cour envahie d'herbes, c'est le quartier des domestiques, plus délabré, plus fruste, et une chambre où, les jours de pluie, venaient s'amuser les enfants du temps passé.

      Dans cette chambre-là, je savais que ma mère, étant toute, petite fille et commençant à écrire, s'était amusée une fois à graver son nom sur une vitre de la fenêtre, avec le diamant d'une bague. Je n'espérais point retrouver cela; mais le carreau a miraculeusement résisté à soixante années de possession étrangère, et la précieuse inscription y est encore! A côté de quelques griffonnages, de quelques essais moins réussis qui doivent dater du même jour, le cher nom m'apparaît très lisible, tracé d'une grosse écriture d'enfant qui s'applique: Nadine!... A l'angle du carreau poussiéreux et verdâtre, le nom se détache, en rayures légères qui brillent, sur l'image trouble de la rue où la pluie tombe.... Nadine!... Alors, je ferme à demi les yeux et me recueille plus profondément pour me représenter, dans sa petite toilette surannée, l'enfant qui écrivit cela, vers 1820, un soir d'ennui sans doute, en regardant tristement cette même vieille rue de village toujours pareille, un soir où la pluie devait tomber comme aujourd'hui.

      Le long de la cour, des bâtiments, plus déjetés sous des couches de chaux, étaient des greniers pour les récoltes, des chais pour le vin, des pressoirs pour les vendanges. Ils disent la coutume patriarcale des ancêtres, qui vivaient du produit de leurs terres et du sel de leurs marais.

      Ensuite, après un portail vert, le jardin. Là, c'est un enchantement pour mon fils, qui n'avait pas prévu tant de fleurs, une telle mêlée d'arbustes fleuris. Sous le ciel toujours noir, menaçant d'averses prochaines, on dirait une sorte de bocage, qui s'en va tout en longueur, bien clos pour plus de tristesse, entre de hauts murs gris tapissés de vignes. Les plantes y sont presque retournées à l'état de sauvagerie; mais cependant les buis des bordures, si grands qu'ils soient devenus, donnent encore à l'ensemble son caractère jardin, jardin d'autrefois, à l'abandon. Toutes sortes de vieilles fleurs de France, de ces fleurs qui se perpétuent sans être cultivées, tulipes, anémones, narcisses, jacinthes et lis, sont épanouies à profusion, foisonnant jusque dans les sentiers. Les lilas sont des gerbes violettes ou blanches; les poiriers, les pêchers, d'énormes bouquets blancs ou roses. Il est en harmonie avec la maison, ce jardin—et celui de la Belle-au-Bois-Dormant devait un peu lui ressembler, refleurissant ainsi tout seul, au renouveau, sous l'arrosage des nuées d'avril.

      Tout au fond, entre des ifs taillés et la muraille, est une place où l'on recommandait autrefois aux enfants de la famille de ne pas courir et de parler bas: là, dans la terre, dorment des ancêtres huguenots, exclus des cimetières catholiques au temps des persécutions du roi Louis XIV.

      Et enfin, par un autre portail, où une date: 1721, est inscrite, nous arrivons à un petit bois qui continue notre domaine et qui finit dans la campagne,—dans cette campagne de l'île, dénudée et plate, battue par les grands vents d'ouest, et cernée, à l'horizon extrême, par la ligne enveloppante de la mer....

      Chez des gens du voisinage, que je n'avais pas vus depuis mon enfance, j'ai deux ou trois visites à faire, puisque me voici redevenu quelqu'un du pays: je laisse donc mon fils, avec son domestique et son matelot, dans le vieux jardin qui l'enchante, leur donnant mission à tous trois de fourrager parmi les branches et les fleurs mouillées pour composer une gerbe que nous porterons demain au cimetière de Rochefort, à la tombe des aïeules—afin qu'il soit pour elle, le premier bouquet cueilli par nous sur leur terre aujourd'hui rachetée.

      Et, mes courses finies, quand je reviens à cette maison, seul, par les petites rues vides où l'on ne me regarde même plus passer, quand j'ouvre la porte moi-même, avec la grosse clef que Véronique m'a remise, alors, pour la première fois, j'ai vraiment l'impression que je rentre chez moi, ici, l'impression que ce logis vénéré m'appartient, avec tout ce qu'il renferme encore de souvenirs. Et comme c'est étrange de se trouver tout à coup maître de ces choses, qui ne semblaient presque plus réelles, tant l'éloignement et les années en avaient, si l'on peut dire, dématérialisé l'image!...

      Donc, j'ouvre moi-même la porte des aïeules,


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