Le château de La Belle-au-bois-dormant. Pierre Loti

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Le château de La Belle-au-bois-dormant - Pierre Loti


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une étrange et adorable niche, toute festonnée de stalactites et frangée de capillaires, d'où s'échappe une source. Un peu plus loin, les roches lisses, ayant l'air de se plisser comme des draperies qu'on relève, découvrent peu à peu de profondes entrées obscures,—et ce sont les grottes préhistoriques ouvertes le long de cet ombreux marécage; rien n'a dû beaucoup changer aux entours, depuis les temps où des hôtes primitifs y aiguisaient leurs couteaux de silex. Il y en a plusieurs, de ces grottes, qui se suivent, montrant des porches en plein cintre ou bien dentelés et d'un dessin ogival. Et enfin j'arrive à la plus grande, dont la salle d'entrée a comme un dôme d'église; le demi-jour verdâtre des feuillées n'y pénètre pas très loin, et on aperçoit au fond, entre les piliers trapus que lui ont faits les stalactites, des couloirs qui s'en vont plonger en pleine nuit. J'aimais m'y aventurer jadis avec une lampe et un fil conducteur, et je me rappelle qu'une fois, vers ma quinzième année, j'avais failli me perdre dans le dédale de ces galeries, que tapissaient comme d'épaisses coulées de neige ou de lait, et qui étaient toutes de la même blancheur de suaire.

      Le sentier, toujours couvert et demi-sombre, mais de plus en plus facile, remonte enfin au niveau de la plaine, dans des bois touffus où la flore devient tout autre, sur un terrain sec, feutré de mousses différentes.

      Maintenant une large avenue droite, dans la direction du nord, va me conduire au château. Elle passe au milieu des bois, les pervenches lui font au printemps des tapis tout bleus, et les «chênes-verts» la recouvrent, lui donnant l'air d'une interminable nef; on s'en contenterait ailleurs, de ces chênes-là, mais ce ne sont que des arbres d'une soixantaine d'années, autant dire des arbrisseaux, comparés à ceux qui m'attendent plus loin.

      Au bout de l'avenue, la nuit verte tout à coup s'épaissit davantage; ici, les grands chênes ont des siècles, les mousses et les fougères se sont installées sur les vigoureuses ramures. Et enfin commence d'apparaître cette demeure de Belle-au-Bois-Dormant. Dans la même pénombre toujours, c'est d'abord la vieille grille en fer forgé et le perron moussu d'une immense et royale terrasse à balustres, et puis, au delà, encore loin, dans une échappée entre les branches, une façade et des tours dorées au soleil d'automne. Deux pavillons Louis XIII, fermés depuis cent ans, se dressent aux angles de cette terrasse déserte, qui domine de trente ou quarante pieds la rivière enclose, le monde frémissant des peupliers et des yeuses, la mêlée des herbages, des joncs, des fougères d'eau et des nénufars, toute l'inextricable jungle d'en bas....

      Celui des nouveaux maîtres de céans qui m'attendait vient à ma rencontre. Il va donc me donner accès dans le château, près duquel j'ai vécu si longtemps sans y pouvoir entrer.

      Premier portail en pierre rougeâtre, où des bas-reliefs de quatre siècles représentent des lions endormis. Puis, donjon avancé du guet, ancien pont-levis, cour d'honneur. Et les tours du château même sont à présent au-dessus de nos têtes, avec leurs créneaux du moyen âge féodal et leurs toits d'ardoise ajoutés lors de la Renaissance.

      La porte s'ouvre et nous sommes dans la place. Bien que les murailles extérieures n'eussent point de lézarde, je prévoyais un délabrement de logis abandonné. Non, rien n'a souffert. Les parois, il est vrai, sont badigeonnées de modeste chaux paysanne, mais tous les plafonds ont gardé leurs énormes solives, peinturlurées à la Renaissance, et il suffirait d'un lavage pour en ressusciter complètement les dessins et le coloris. Ça et là, des meubles fanés à point, des soies qui s'éteignent, du Louis XV, du Louis XVI ou du Directoire.... Vraiment un acquéreur, assez affiné pour comprendre cette sorte de simplicité seigneuriale qui fut celle de nos châteaux de province à la fin du dix-huitième siècle, n'aurait ici que la peine de prendre place.

      Une salle pourtant détonne par son luxe plus surchargé. Des artistes de la Renaissance italienne, mandés par les seigneurs d'alors, y avaient prodigué les peintures et les ciselures; aux murailles et au plafond, des encadrements sculptés en plein bois, avec une précieuse finesse, entourent de curieux tableaux, d'une époque indécise et transitoire, où certains visages ont la naïveté des primitifs, tandis que des clairs-obscurs et des détails de muscles sentent l'influence de Michel-Ange.

      Mais ce qui est sans prix, ce qui est sans égal nulle part, c'est la vue que l'on a des fenêtres d'en haut et des chambres des tours: au delà des grandes terrasses superposées et des vieux jardins à la française, partout, n'importe où l'on regarde, un lointain qui fait oublier le siècle présent, un lointain qui n'indique aucune époque de l'histoire; si l'on veut, c'est le moyen âge, ou même c'est le temps des Gaules; rien que le tranquille déploiement des branches, la paix infinie des choses que l'homme n'a pas encore dérangées. On respire l'éternelle senteur des arbres, des mousses et de la terre. Vers le sud, il y a les bois par lesquels je suis arrivé et qui tombent dans le ravin des grottes. Dans tout l'ouest, au-dessus de la rivière et d'une ligne rocheuse, ces autres bois très embroussaillés—où je connais des sépultures gallo-romaines et qui, en dehors du champ de la vue, confinent à un étrange petit désert de pierrailles. Vers le nord, enfin, c'est un moutonnement de cimes plus hautes et plus sombres, d'un vert intense où jamais l'automne ne met ses teintes de rouille: la forêt de «chênes-verts» que nous visiterons tout à l'heure.

      Et, devinant déjà aux allures de mon hôte, à son esprit distingué, qu'il saura comprendre, je lui représente quel crime il commettrait en livrant à des barbares ce domaine. En effet, il était pleinement de mon avis. Mais, pour des questions de partage (nombreux héritiers tous dispersés et établis en d'autres sites), il fallait vendre, et les coupeurs d'arbres renouvelaient des offres pressantes.

      —Vous, me dit-il, achetez-le!

      Réponse à prévoir, évidemment. Mais ce serait une peu raisonnable fantaisie, et pour ne venir jamais, car j'ai déjà, moi aussi, fixé ma vie ailleurs....

      Le soleil déclinant, nous sommes allés terminer ce pèlerinage dans la forêt de couleur sombre qui, du côté nord, commence tout de suite, dès que finissent les terrasses et les vieux balustres.

      J'ai dit que le ravin des grottes était un lieu unique; de même pour cette forêt-là, en courant le monde je n'en ai pas rencontré qui lui ressemble, si ce n'est peut-être en un coin perdu de la Grèce. Le «chêne-vert», qui en France n'existe à l'état d'arbre forestier que dans nos régions sud-ouest tempérées parle vent marin, porte des feuilles d'une nuance foncée, un peu grisâtres en dessous comme celles de l'olivier, et, l'hiver, quand tout se dénude ailleurs, il reste en pleine gloire. C'est un arbre d'une vie très lente, auquel il faut des périodes infinies pour atteindre son complet épanouissement. Lorsqu'il a pu se développer dans une tranquillité inviolable, comme ici, son tronc multiple s'arrange en gerbe, en bouquet gigantesque; alors, avec son branchage touffu du haut en bas qui descend jusqu'à terre, avec sa belle forme ronde, il arrive presque à la majesté du banian des Indes.—Or ce coin de forêt n'a jamais été touché au cours des temps, il s'est fait comme il lui a plu de se faire; les arbres ne s'y sont pas serrés les uns aux autres, mais déployés avec calme, laissant entre eux des intervalles comme en une sorte de mystérieux jardin. Le sol y est d'une qualité rare: un plateau calcaire sur lequel les siècles n'ont déposé qu'une mince couche d'humus, et qui ne convient qu'à de patientes essences d'arbres, ainsi qu'à de très exquises petites graminées, des mousses et des lichens. Par endroits, ce sont les lichens qui dominent; les pelouses alors prennent des teintes d'un grisâtre très doux, le même grisâtre que l'on voit ici sur toutes les ramures et à l'envers de toutes les feuillées, et c'est un peu comme si la cendre des âges avait poudré la forêt. Jadis on avait tracé au travers des chênaies deux ou trois larges avenues,—jadis, on ne sait plus quand; elles subsistent sans qu'il soit besoin de les entretenir, car ce terrain ne connaît ni la boue, ni les ajoncs, ni les broussailles; elles sont adorables, en décembre surtout, ces avenues, puisque les grands «chênes-verts», et les phyllireas, qui forment parfois des charmilles à leurs pieds, jamais ne s'effeuillent; on peut y cheminer plus d'une demi-lieue sans voir autre chose que ces arbres magnifiquement pareils, et lorsqu'on arrive enfin au bord de la muraille rocheuse, qui limite le plateau et ses futaies, pour descendre à la zone plus basse des roseaux et de l'eau courante, l'horizon que l'on découvre est encore un horizon sans âge.

      Et


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