Mon frère Yves. Pierre Loti

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Mon frère Yves - Pierre Loti


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manquait dans ce cabaret, et on y faisait grand tapage. Madame Creachcadec apporta le vin chaud tout fumant, premier service du dîner commandé,—et les têtes commencèrent à tourner....

      Il y eut du bruit, cette nuit-là, dans Brest; les patrouilles eurent fort à faire.

      Dans la rue des Sept-Saints et dans celle de Saint-Yves, on entendit jusqu'au matin des chants et des cris; c'était comme si on y eût lâché des barbares, des bandes échappées de l'ancienne Gaule; il y avait des scènes de joie qui rappelaient les rudesses primitives.

      Les matelots chantaient. Et les femmes, qui guettaient leurs pièces d'or,—agitées, échevelées dans ce grand coup de feu des retours de navire,—mêlaient leurs voix aigres à ces voix profondes.

      Les derniers arrivés de la mer, on les reconnaissait à leur teint plus bronzé, à leurs allures plus désinvoltes; et puis ils traînaient avec eux des objets exotiques; il y en avait qui passaient avec des perruches, mouillées, dans des cages; d'autres avec des singes.

      Ils chantaient, les matelots, à tue-tête, avec une sorte d'accent naïf, des choses à faire frémir,—ou bien des airs du midi, des chansons basques,—surtout, de tristes mélopées bretonnes qui semblaient de vieux airs de biniou légués par l'antiquité celtique.

      Les simples, les bons, faisaient des chœurs en parties; ils restaient groupés par village, et répétaient dans leur langue les longues complaintes du pays, retrouvant encore dans leur ivresse de belles voix sonores et jeunes. D'autres bégayaient comme de petits enfants et s'embrassaient; inconscients de leur force, ils brisaient des portes ou assommaient des passants.

      La nuit s'avançait; les mauvais lieux seuls restaient ouverts, et, dans les rues, la pluie tombait toujours sur l'exubérance des gaietés sauvages....

       Table des matières

      ...Six heures du matin, le lendemain. Une masse noire ayant forme humaine dans un ruisseau,—au bord d'une espèce de rue déserte surplombée par des remparts.—Encore l'obscurité; encore la pluie, fine et froide; et toujours le bruit de ce vent d'hiver—qui avait veillé, comme on dit en marine, et passé la nuit à gémir.

      C'était en bas, un peu au-dessous du pont de Brest, au pied des grands murs, à cet endroit où traînent d'habitude les marins sans gîte, ivres morts, qui ont eu une intention vague de retourner vers leur navire et sont tombés en route.

      Déjà une demi-lueur dans l'air; quelque chose de terne, de blafard, un jour d'hiver se levant sur du granit. L'eau ruisselait sur cette forme humaine qui était à terre, et, tout à côté, tombait en cascade dans le trou d'un égout.

      Il commençait à faire un peu plus clair; une sorte de lumière se décidait à descendre le long de ces hautes murailles de granit.—La chose noire dans le ruisseau était bien un grand corps d'homme, un matelot, qui était couché les bras étendus en croix.

      Un premier passant fit un bruit de sabots de bois sur les pavés durs, comme en titubant. Puis un autre, puis plusieurs. Ils suivaient tous la même direction, dans une rue plus basse qui aboutissait à la grille du port de guerre.

      Bientôt cela devint extraordinaire, ce tapotement de sabots; c'était un bruit fatigant, continu, martelant le silence comme une musique de cauchemar.

      Des centaines et des centaines de sabots, piétinant avant jour, arrivant de partout, défilant dans cette rue basse; une espèce de procession matineuse de mauvais aloi:—c'étaient les ouvriers qui rentraient dans l'arsenal, encore tout chancelants d'avoir tant bu la veille, la démarche mal assurée, et le regard abruti.

      Il y avait aussi des femmes laides, hâves, mouillées, qui allaient de droite et de gauche comme cherchant quelqu'un; dans le demi-jour, elles regardaient sous le nez les hommes à grand chapeau breton,—guettant là, pour voir si le mari, ou le fils, était enfin sorti des tavernes, s'il irait faire sa journée de travail.

      L'homme couché dans le ruisseau fut aussi examiné par elles; deux ou trois se baissèrent pour mieux distinguer sa figure. Elles virent des traits jeunes, mais durcis, et comme figés dans une fixité cadavérique, des lèvres contractées, des dents serrées. Non, elles ne le connaissaient pas. Et puis ce n'était pas un ouvrier, celui-là; il portait le grand col bleu des matelots.

      Cependant l'une, qui avait un fils marin, essaya, par bonté d'âme, de le retirer de l'eau. Il était trop lourd.

      «Quel grand cadavre!» dit-elle en lui laissant retomber les bras.

      Ce corps sur lequel étaient tombées toutes les pluies de la nuit, c'était Yves.

      Un peu plus tard, quand le jour fut tout à fait levé, ses camarades qui passaient le reconnurent et l'emportèrent.

      On le coucha, tout trempé de l'eau du ruisseau, au fond de la grande chaloupe, mouillée des embruns de la mer, et bientôt on se mit en route à la voile.

      La mer était mauvaise; le vent debout. Ils louvoyèrent longtemps et ils eurent du mal pour atteindre leur navire.

       Table des matières

      ...Yves s'éveilla lentement vers le soir; C'étaient d'abord des sensations de douleur, qui revenaient une à une, comme au sortir d'une espèce de mort. Il avait froid, froid jusqu'au cœur de ses membres.

      Surtout il était engourdi et meurtri,—étendu depuis des heures sur une couche dure: alors il essaya un premier effort, à peine conscient, pour se retourner. Mais son pied gauche, qui lui fit tout à coup grand mal, était pris dans une chose rigide contre laquelle on sentait bien qu'il n'y avait pas de lutte possible.—Ah! oui, il reconnaissait cette sensation, il comprenait maintenant: les fers!...

      Il connaissait bien déjà ce lendemain inévitable des grandes nuits de plaisirs: être rivé à la barre par une boucle, pour des jours entiers! Et ce lieu où il devait être, il le devinait sans prendre la peine d'ouvrir les yeux, ce recoin étroit comme une armoire, et sombre, et humide, avec une odeur de renfermé et un peu de jour pâle tombant d'en haut par un trou: la cale du Magicien!

      Seulement il confondait ce lendemain de fête avec d'autres qui s'étaient passés ailleurs,—là-bas, bien loin, en Amérique ou dans les ports de la Chine.... Etait-ce pour avoir battu les alguazils de Buenos-Ayres? Ou bien était-ce la mêlée sanglante de Rosario qui l'avait mené là? ou encore l'affaire avec les matelots russes à Hong-Kong?... Il ne savait plus bien, à quelques milliers de lieues près, n'ayant pas la notion du pays où il se trouvait.

      Tous les vents et toutes les lames de la mer avaient bien pu promener le Magicien par tous les pays du monde; elles l'avaient secoué, roulé, meurtri au dehors, mais sans parvenir à défaire l'arrangement de toutes ces choses qui étaient dans cette cale, de toutes ces bobines de cordes sur des étagères,—sans déplacer cet habit de plongeur qui devait être là pendu derrière lui, avec ses gros yeux et son visage de morse; ni changer cette odeur de rat, de moisissure et de goudron.

      Il sentait toujours ce froid, si profond, que c'était comme une douleur jusque dans ses os; alors il comprit que ses vêtements étaient mouillés et son corps aussi. Toute cette pluie de la veille, ce vent, ce ciel sombre, lui revinrent vaguement à la mémoire.... On n'était donc plus là-bas dans les pays bleus de l'équateur!... Non, il se rappelait maintenant: c'était la France, la Bretagne, c'était le retour tant rêvé.

      Mais qu'avait-il


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