Mon frère Yves. Pierre Loti

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Mon frère Yves - Pierre Loti


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qu'il monterait tout seul et il avait vu justement devant lui, par fatalité, certain vieux maître qu'il avait en aversion. Il lui avait dit aussitôt de très vilaines injures; après, il y avait eu bousculade, et puis il ne savait plus le reste, étant à ce moment-là retombé inerte et sans connaissance.

      Mais alors.... La permission qu'on lui avait promise pour aller dans son village de Plouherzel, on ne la lui donnerait pas!... Toutes ces choses attendues, désirées pendant trois ans de misère, étaient perdues! Il songea à sa mère et sentit un grand coup dans le cœur; ses yeux s'ouvrirent effarés, regardant en dedans, dilatés dans une fixité étrange par un tumulte de choses intérieures. Et, avec l'espoir que ce n'était qu'un mauvais rêve, il essaya de secouer dans l'anneau de fer son pied meurtri.

      Alors un éclat de rire sonore, profond, partit comme une fusée dans la cale noire: un homme, vêtu d'un tricot rayé collant sur le torse, était debout devant Yves et le regardait; dans son rire, il renversait en arrière une tête admirable et montrait ses dents blanches avec une expression féline.

      «Alors, tu te réveilles?» interrogea l'homme de sa voix mordante, qui vibrait avec l'accent bordelais.

      Yves reconnut son ami Jean Barrada, le canonnier, et, levant les yeux vers lui, il lui demanda si je le savais.

      «Té!» dit Barrada avec sa gouaillerie de Gascon, «s'il le sait! Il est descendu trois fois et même il a mené le docteur ici pour te voir; tu étais raide, tu leur as fait peur. Et je suis de faction ici, moi, pour le prévenir si tu bouges.

      —Et pour quoi faire? Je n'ai pas besoin qu'il revienne, ni lui ni personne.

      —N'y va pas, Barrada, entends-tu bien, je te le défends!...»

      Ainsi c'était fait; il était retombé encore, et toujours, dans son même vice. Et, toutes les rares fois qu'il touchait la terre, cela finissait ainsi, et il n'y pouvait rien! C'était donc vrai, ce qu'on lui avait dit, que cette habitude était terrible et mortelle, et qu'on était bien perdu quand une fois on l'avait prise. De rage contre lui-même, il tordit ses bras musculeux qui craquèrent; il se souleva à demi, serrant ses dents, qu'on entendit crisser, et puis retomba, la tête sur les planches dures. Oh! Sa pauvre mère, elle était là tout près et il ne la verrait pas, depuis trois ans qu'il en avait envie!... C'était ça, son retour en France! Quelle misère et quelle angoisse!

      «Au moins tu devrais te changer, dit Barrada. Rester tout mouillé comme tu es, ça n'est pas sain, et tu attraperas du mal.

      —Tant mieux alors, Barrada!... À présent, laisse-moi.»

      Il parlait d'un ton dur, le regard sombre et méchant; et Barrada, qui le connaissait bien, comprit qu'en effet il fallait le laisser.

      Yves détourna la tête et se cacha d'abord le visage sous ses deux bras relevés; puis, craignant que Barrada ne s'imaginât qu'il pleurait, par fierté il changea sa pose et regarda devant lui. Ses yeux, dans leur atonie fatiguée, gardaient une fixité farouche, et sa lèvre, plus avancée que de coutume, exprimait ce défi de sauvage qu'en lui-même il jetait à tout. Dans sa tête il formait de mauvais projets; des idées conçues déjà autrefois, à des heures de rébellion et de ténèbres lui étaient revenues.

      Oui, il s'en irait, comme son frère Goulven, comme ses frères; cette fois, c'était bien décidé et bien fini. La vie de ces forbans qu'il avait rencontrés sur les baleiniers d'Océanie, ou dans les lieux de plaisir des villes de la Plata, cette vie aux hasards de la mer sans loi et sans frein, depuis longtemps l'attirait: c'était dans son sang d'ailleurs, c'était de famille.

      Déserter pour aller naviguer au commerce à l'étranger, ou faire la grande pêche, c'est toujours le rêve qui obsède les matelots, et les meilleurs surtout, dans leurs moments de révolte.

      Il y a de beaux jours en Amérique pour les déserteurs! Lui ne réussirait pas, il se le disait bien; il était trop voué à la peine et au malheur; mais, si c'est la misère, au moins, là-bas, on est affranchi de tout!

      Sa mère!... Eh bien, en se sauvant, il passerait par Plouherzel, la nuit, pour l'embrasser. Toujours comme son frère Goulven, qui avait fait cela, lui, jadis; il s'en souvenait, de l'avoir vu arriver une nuit, avec l'air de se cacher; on avait tenu tout fermé pendant la journée d'adieu qu'il avait passée à la maison. Leur pauvre mère avait beaucoup pleuré, il est vrai. Mais qu'y faire? C'est fatal, cela!... Et ce frère Goulven, comme il avait l'air décidé et fier!

      À part sa mère, Yves avait à ce moment tout le reste en haine. Il songeait à ces années de sa vie déjà dépensées au service, dans la séquestration des navires de guerre, sous le fouet de la discipline; il se demandait au profit de qui et pourquoi. Son cœur débordait de désespoirs amers, d'envies de vengeance, de rage d'être libre.... Et, comme j'étais cause, moi, qu'il s'était rengagé pour cinq ans à l'état, alors il m'en voulait aussi et me confondait dans son ressentiment contre tous les autres.

      Barrada l'avait quitté, et la nuit de décembre était venue. Par le panneau de la cale, on ne voyait plus descendre la lueur grise du jour; ce n'était plus qu'une buée d'humidité qui tombait par là et qui était glacée.

      Un homme de ronde était venu allumer un fanal, dans une cage grillée, et tous les objets de la cale s'étaient éclairés confusément. Yves entendit au-dessus de lui faire le branle-bas du soir, tous les hamacs qui s'accrochaient, et puis le premier cri des hommes de quart marquant les demi-heures de la nuit.

      Au dehors, il ventait toujours, et, à mesure que le silence des hommes se faisait, on percevait plus fort les grandes voix inconscientes des choses. En haut, il y avait un mugissement continu dans la mâture; on entendait aussi la mer au milieu de laquelle on était et qui, de temps en temps, secouait tout, comme par impatience. À chaque secousse, elle faisait rouler la tête d'Yves sur le bois humide, et lui avait mis ses mains dessous pour que cela lui fît moins de mal.

      La mer, elle aussi, était cette nuit-là sombre et méchante; tout le long des parois du navire, on l'entendait sauter et faire son bruit.

      Sans doute, à cette heure, personne ne descendrait plus dans la cale. Yves était seul par terre rivé à sa boucle, l'anneau de fer au pied, et maintenant ses dents claquaient.

       Table des matières

      Pourtant, une heure après, Jean Barrada reparut encore, ayant l'air d'être venu ranger un de ces palans dont on se sert pour les canons.

      Et, cette fois, Yves l'appela tout bas:

      «Barrada, tu devrais bien me donner un peu d'eau douce pour boire.»

      Barrada alla vite chercher sa petite moque, qu'il portait pendue à sa ceinture le jour et qu'il serrait la nuit dans un canon; il y mit de l'eau, qui était couleur de rouille, ayant été rapportée de la Plata dans une caisse de fer, et un peu de vin volé à la cambuse et un peu de sucre volé à l'office du commandant.

      Et puis il souleva la tête d'Yves, tout doucement avec bonté, et le fit boire.

      «Et à présent, dit-il, veux-tu te changer?

      —Oui», répondit Yves d'une toute petite voix, devenue presque enfantine, et qui était drôle par contraste avec sa manière de tout à l'heure.

      À deux, ils le déshabillèrent, lui se laissant câliner comme un enfant. On essuya bien sa poitrine, ses épaules et ses bras, on lui mit des vêtements secs et on le recoucha en plaçant sous sa tête un sac pour qu'il pût mieux dormir.

      Quand il leur dit merci, un bon sourire, le premier, vint changer toute sa figure. C'était la fin; son cœur était amolli et redevenu lui-même. Aujourd'hui, cela n'avait pas été bien long.

      Il sentait


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