Les gens de bureau. Emile Gaboriau
Читать онлайн книгу.la distribution de la pièce.
Déjà sa chope était à moitié vide, lorsque la porte du café s'entrebâilla discrètement, et une tête barbue apparut qui interrogeait l'horizon des consommateurs.
Greluchet reconnut cette tête.
Ce n'était pas le messager du Seigneur, le banquier de la
Providence…
C'était Cahusac, le bohême qui travaille quelquefois et qui ferait de si charmants articles, s'il prenait la peine de garder la monnaie de sa conversation. Cahusac cause, il n'écrit pas; c'est un artiste en mots, il pétille comme un feu d'artifice; et quand l'esprit lui manque, il se sauve par la méchanceté. C'est du fiel champanisé.
Greluchet ne connaissait que trop ce Rivarol de brasserie; son flanc portait encore une plaie ouverte. Cahusac avait lancé plus d'un mot terrible à son adresse.
Greluchet est sans rancune. Il s'ennuyait tout seul, il appela son bourreau.
Cahusac hésita, mais il avait soif aussi, et il entra.
—Hein! cria Greluchet, est-ce assez infect?
Trois bourgeois qui jouaient aux dominos levèrent la tête, et
Greluchet fut content, il faisait sensation.
—Que pouvez-vous trouver d'infect, vous? demanda Cahusac avec la dernière insolence…
—La pièce, parbleu!
—Y étiez-vous?
—J'en sors.
L'oeil impitoyable de Cahusac se fixa sur son interlocuteur, qui se sentit si décontenancé, qu'il fit servir une canette.
—Racontez-moi donc la pièce, reprit Cahusac.
—Il n'y a pas de pièce.
—Et les mots?
—Il n'y a pas de mots.
—Mais enfin, de quoi est-il question?
—Eh! de rien? toujours la même rengaine…
—A-t-on sifflé? a-t-on applaudi?
—Heu! heu!
—Bon, dit Cahusac, je suis fixé.
—Sur quoi? demanda Greluchet surpris.
—Sur vous, parbleu!
Le critique eut presque envie de se fâcher; mais la barbe noire de
Cahusac l'intimidait positivement.
Le mot cependant jeta du froid dans la conversation, et Cahusac se levait déjà pour prendre son chapeau, quand la sortie du théâtre fit affluer dans le café un dernier ban de consommateurs.
Parmi eux, l'oeil de lynx de Greluchet distingua—non, devina l'ami Romain Caldas.—«La bière est payée, pensa-t-il, merci, mon Dieu!» Et se dressant sur ses maigres jambes, il héla le sauveteur. Du même coup, il fit apporter un moos.
Le trop confiant Romain vint s'asseoir à la table des deux bohêmes.
—Quel succès! dit-il; au dénoûment on nous a servi l'auteur.
Greluchet n'était pas à la conversation; il admirait les beaux habits de Caldas…
—Ah çà! te voilà vêtu comme feu Gandin, dit-il avec envie; il y a donc de l'or, au Bilboquet?
—Pas trop, dit Romain, mais j'ai la confiance d'un tailleur.
—Un tailleur à tomber, interrompit Cahusac, je demande son adresse.
—Entendons-nous; reprit Caldas; j'ai sa confiance, parce que j'ai une place.
—Une place! firent en choeur les deux bohêmes.
—Oui, mes amis, j'entre au ministère de l'Équilibre.
—Paye-t-on la copie? demanda le critique.
—Cent francs par mois, répondit Romain, pour commencer.
—Alors, mordioux! fit le critique; saisissant la balle au bond, c'est toi qui régleras la consommation.
—Cent francs, reprit Cahusac, mais c'est la Californie; je demande une pioche… Voyons, qu'est-ce qu'il faut faire pour gagner tout cet argent-là?
—Pas grand'chose, en vérité. On arrive au bureau sur les dix heures; à cinq heures on est libre.
—Ça fait sept heures, observa Cahusac, c'est long!
—Y va-t-on tous les jours? demanda Greluchet.
—Dame, oui, les dimanches exceptés.
—Ça fait vingt-six jours par mois, remarqua le critique; c'est beaucoup.
—Je vous trouve superbes, reprit Caldas; est-ce que vous avez jamais gagné cent francs à travailler dans vos journaux?
—D'abord nous ne travaillons pas, répliqua Cahusac.
—Et nous sommes libres, ajouta Greluchet.
—Vous n'allez pas toujours où vous voulez, dit l'autre.
—Pas toujours, mais qu'importe?
—Il importe si bien, s'écria Cahusac, que de vos cent francs je ne veux en aucune sorte, et ne voudrais pas même à ce prix d'un tailleur.
IX
La fable du loup et du chien ne fit point revenir Caldas sur sa détermination. Il allait porter un collier, c'est vrai, mais le blesserait-il plus que le collier de misère, dont il gardait encore les cicatrices?
Plein de confiance en l'avenir, il écrivit à son père pour lui annoncer son changement d'existence. Cette lettre, qui devait combler de joie la moitié de la population de Céret (Pyrénées-Orientales), faisait honneur aux bons sentiments de Romain, le post-scriptum surtout, où il demandait quelque argent: un fils respectueux n'écrit jamais à ses parents sans leur demander de l'argent.
Caldas en avait un grand besoin, d'argent. M. Krugenstern, par oubli sans doute, avait négligé de payer le loyer et la pension de son protégé. Une fausse honte avait empêché Romain de lui rappeler ce détail important.
Bachi-bozouk littéraire, Caldas dînait le plus souvent de la razzia de l'imprévu. Il campait au bivouac de l'amitié ou de l'amour,—du crédit quelquefois. Incorporé dans les bataillons réguliers de l'administration, il lui fallait désormais un ordinaire et un casernement assurés.
Voilà pourquoi il avait fait traite sur l'amour paternel.
La civilisation, qui s'intéresse aux nègres, n'a pas encore prohibé la traite des pères.
X
En attendant la réponse de Céret, Caldas rêvait aux moyens d'enterrer sa liberté au bruit de cette musique qu'aime Marco. Aux placers vingt fois remués de son imagination, il réclamait un peu d'or, oh! pas beaucoup! le prix d'un souper.
Ma foi, il se paya d'audace; il alla demander «de l'ouvrage» au directeur d'un grand journal. Ce directeur, qui fait profession d'aimer la jeunesse, accueilli avec empressement l'offre de collaboration de Caldas. Sacrifiant pour lui cinq minutes du temps qu'il consacre à l'éducation des peuples, cet homme politique ne craignit point de lui révéler son dernier mot sur «l'Évêque de Rome,» et finit en lui commandant un article sur une nouvelle pâte à faire couper les rasoirs.
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