Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau
Читать онлайн книгу.dans son fauteuil, le comte de Mussidan écouta cette lecture sans donner le plus léger signe de sensibilité.
Était-il tout à fait accablé, cherchait-il quelque moyen pour replonger dans l'oubli de la tombe ce fantôme du passé qui, tout à coup, surgissait menaçant en travers de son chemin?
Voilà ce que se demandait le placeur, qui n'avait cessé d'épier l'effet produit.
Mais aux derniers mots le comte se redressa de l'air d'un homme qui à son réveil constate qu'il vient d'être le jouet d'un affreux cauchemar.
—C'est de la folie! fit-il avec le plus beau sang-froid.
—Folie bien lucide, en ce cas, murmura M. Mascarot, folie jouant assez bien la raison pour surprendre les plus experts. On n'est ni plus net, ni plus précis, ni plus bref.
—Et si je prouvais, moi, reprit le comte, que ce récit est faux, absurde, ridicule, qu'il ne peut être que l'œuvre d'un maniaque, d'un halluciné...
B. Mascarot secoua tristement la tête.
—Ne nous laissons point endormir par de trompeuses illusions, monsieur le comte, soupira-t-il, notre réveil n'en serait que plus terrible.
Il disait «nous» audacieusement, associant par ce pluriel sa personne à lui, B. Mascarot, et celle du comte de Mussidan. Et le comte, loin de se révolter, eut comme un sourire.
—A la grande rigueur, poursuivait le placeur, si M. de Clinchan se fût borné à cette relation, on pourrait s'inscrire en faux, opposer un système basé sur son état mental à un moment donné, état provenant de la commotion par lui éprouvée. Malheureusement le baron se dépense en encre. Permettez que je vous fasse entendre en quels termes il revient à la charge.
—Soit, j'écoute.
—Trois jours se sont écoulés, reprit B. Mascarot; M. de Clinchan a eu le temps de se remettre, et cependant voici ce qu'il dit:
«AN 1842.—29 octobre.—Ma santé m'inquiète. Je ressens des douleurs à toutes les articulations. Ce malaise vient peut-être des tourments incroyables que me cause l'affaire d'Octave.
«J'ai été forcé tantôt de me transporter chez le juge d'instruction. Il a, ce diable de juge, des regards à faire remuer la vérité au fond des entrailles.
«Je remarque avec terreur que ma version a quelque peu varié. Il faut, si je ne veux pas me couper, que je rédige une déposition et que je l'apprenne par cœur. Cela me sera surtout utile pour l'audience.
«Ludovic se tient bien. Il est fort intelligent ce garçon, je serais bien aise de l'avoir à mon service.
«C'est à peine si j'ose sortir tant je suis obsédé de gens qui me demandent le récit de l'accident. Rien que dans la famille de Sauvebourg, je l'ai raconté dix-sept fois.
«Je m'ennuie extraordinairement ici.»
—Eh bien!... monsieur le comte, demanda le placeur, que pensez-vous de ces réflexions?
M. de Mussidan ne répondit pas à cette question.
—Achevez votre lecture, monsieur, dit-il.
—Volontiers. La troisième mention, pour brève qu'elle est, n'en est pas moins décisive. Voici ce que le baron écrivait un mois après les événements:
«AN 1842.—23 novembre.—Enfin, c'est fini. J'arrive du tribunal. Octave est acquitté.
«Ludovic a été admirable. Il a expliqué l'accident avec une si rare habileté que personne, dans l'auditoire, n'a pu concevoir l'ombre d'un soupçon. Tout bien pesé, ce garçon est trop fort, je ne le prendrai pas à mon service.
«Mon tour de déposer est venu. Il m'a fallu lever la main et jurer de dire la vérité. Je ne pouvais prévoir l'émotion qui s'est emparée de moi.
«Non, il faut avoir passé par là pour se faire une idée de ce qu'est un faux témoignage. J'ai cru que je ne parviendrais pas à lever le bras, il me semblait de plomb.
«En regagnant ma place, je constatai une forte oppression. Mon pouls, certainement n'avait pas quarante pulsations.
«Voilà pourtant où peut conduire la colère!... Il faut que pendant un an j'écrive chaque jour cette maxime: «Ne jamais céder à mon premier mouvement.»
—Et, en effet, ajouta le placeur, une année durant, M. de Clinchan a écrit cette phrase en tête de toutes les pages de son journal. Je tiens ces faits des gens qui ont eu les volumes entre les mains.
C'était bien la dixième fois que B. Mascarot mettait en avant ces «gens» dont il se prétendait le mandataire contraint, et M. de Mussidan s'obstinait à ne le pas remarquer, s'entêtait à ne pas demander: «Quels sont donc ces gens?» Cela était extraordinaire, sinon un peu inquiétant.
Le comte s'était levé et il arpentait son cabinet, soit qu'il cherchât des idées, soit qu'il voulût enlever au placeur la possibilité de suivre dans ses yeux le reflet de ses émotions.
—C'est tout? demanda-t-il après un silence.
—Oui, monsieur le comte.
—Cela étant, savez-vous ce que vous répondrait un juge impartial?
—Oui, je serais assez curieux de savoir...
—Il vous répondrait ceci, interrompit le comte: Un homme en possession de son bon sens n'écrit pas des choses pareilles. Il est de ces secrets qu'on s'efforce d'oublier, qu'on ne dit pas à son bonnet de nuit, qu'à plus forte raison on ne confie pas à une feuille de papier qui s'égare, qui peut être volée, qui doit tomber entre les mains d'héritiers. Il est impossible qu'un homme sensé, coupable d'un faux témoignage, c'est-à-dire d'un crime qui entraîne les travaux forcés, aille s'amuser à en coucher les détails sur un registre, en y joignant l'analyse de ses sensations.
L'honnête placeur ne put retenir un mouvement de commisération.
—Mon avis, monsieur le comte, dit-il, est que vous avez tort de chercher une
issue de ce côté. Votre thèse n'est pas soutenable, pas un avocat ne l'accepterait. Si, pour arriver à des preuves certaines, j'entends des preuves judiciaires, on examinait les trente et quelques volumes du journal de M. de Clinchan, on y trouverait, paraît-il, bien d'autres énormités.
M. de Mussidan réfléchissait, mais sa physionomie ne portait aucune trace d'appréhension si légère qu'elle fût. Il paraissait avoir arrêté un parti et ne plus discuter que pour la forme.
—Soit, fit-il, j'abandonne ce système.
—Oui, cela vaut autant.
—Mais qui m'assure que je n'ai pas sous les yeux l'œuvre d'un faussaire? On imite terriblement bien les écritures, en un temps où la Banque a eu de la peine à reconnaître des billets faux mêlés aux siens.
—On peut vérifier. Manque-t-il ou non des feuillets à un des volumes de M. de Clinchan?
—Qu'est-ce que cela prouve?
—Tout, monsieur le comte. Laissez-moi vous montrer que ce système ne vaut pas mieux que l'autre. Tout d'abord, j'abandonne le témoignage de M. de Clinchan; il est clair qu'il répondrait conformément à vos intérêts.
—Passons, passons!...
—Mais en l'état de cause, le journal de M. de Clinchan est pour nous comme un livre à souche. Les fragments des feuillets déchirés remplissent le rôle du talon. Si les deux déchirures se rapportent, n'y a-t-il pas évidence? Hélas! les gens qui m'envoient vers vous sont bien habiles, ils n'ont rien oublié.
Le