Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau

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Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau


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Modeste, Sabine ne prononça pas un mot.

      On allait se mettre à table lorsqu'elle arriva à l'hôtel de Mussidan.

      Le dîner fut lugubre.

      Si les plus cruelles incertitudes torturaient la jeune fille, le comte et la comtesse se taisaient, obsédés par les menaces du docteur Hortebize et de l'honorable B. Mascarot.

      Autour d'eux, dans la magnifique salle à manger, les domestiques allaient et venaient, remplissant leur service avec cette apparence d'empressement que donne l'habitude.

      Que leur importait la tristesse des maîtres, et qu'avaient-ils à y voir? N'étaient-ils pas bien logés, mieux nourris, payés régulièrement? N'allaient-ils pas tout à l'heure, à l'office, prendre leur revanche de la gravité qui leur était imposée au même titre que la livrée?

      Ils se souciaient bien du reste! A eux véritablement était l'hôtel. Pour eux surtout, le comte de Mussidan touchait ses fermages.

      Combien de maisons à Paris sont ainsi, où les maîtres semblent les hôtes de passage de leur gens.

      Dès neuf heures, Sabine, retirée dans sa chambre, s'efforçait d'accoutumer son esprit à la démarche terrible, s'exerçant pour ainsi dire aux souffrances qu'elle endurerait lorsqu'elle serait en présence de M. de Breulh.

      Elle ne dormit pas cette nuit-là.

      Au matin, elle se trouva toujours aussi défaillante. Mais la pensée ne lui venait pas d'éluder sa promesse, ni même de gagner du temps.

      D'abord, elle avait juré, et André devait attendre une lettre avec une mortelle impatience.

      Puis, à mesure qu'elle étudiait mieux sa situation, elle sentait plus impérieusement la nécessité d'une prompte détermination.

      Laisser les choses s'engager, c'était s'exposer à rencontrer d'invincibles obstacles.

      On ne marie pas, prétend-on, une jeune fille contre son gré. C'est une erreur. Sabine ne l'ignorait pas.

      Et elle ne pouvait se confier à son père, encore moins à sa mère.

      Sans jamais avoir été admise aux épanchements de leur intimité, elle était sûre qu'il y avait sur la maison une menace de malheur.

      Lorsqu'au sortir du couvent elle était rentrée dans sa famille, elle avait compris qu'elle y était de trop, qu'elle y gênait.

      Elle était sûre à n'en pouvoir douter que le comte et la comtesse appelaient de tous leurs vœux le jour où, par son mariage, elle les affranchirait. Ils seraient libres alors de se séparer, de fuir, chacun de son côté, après s'être juré de ne se revoir jamais.

      Elle était le lien de deux haines.

      Toutes ces circonstances, qui se représentaient à son esprit, redoublaient ses angoisses.

      Alors, sans aucun doute, elle était dans une de ces dispositions d'esprit qui inspirent aux jeunes filles les résolutions désespérées.

      Oui, il lui eût semblé moins pénible, moins cruel de quitter pour toujours le toit paternel, que d'affronter le regard de M. de Breulh, quand elle lui dirait la vérité.

      Par bonheur, elle devait à l'habitude de vivre repliée sur elle-même une énergie virile.

      Pour André, encore plus que pour elle-même, elle voulait rester dans le cercle étroit des conventions sociales. Elle eût souffert d'une félicité qu'il faut cacher comme une honte, et dont le monde hypocrite et méchant se venge tôt ou tard. Il fallait à ses désirs ce bonheur permis, d'accord avec les préjugés et la passion, qui s'affirme hautement à la face de Dieu et des hommes.

      A midi, elle n'était pas encore décidée, et, agenouillée à son prie-Dieu, elle priait et pleurait.

      Hélas! pourquoi n'avait-elle pas de mère?

      Un moment elle eut l'idée d'écrire. Mais elle comprit que c'est folie de confier au papier les phrases qu'on n'ose prononcer.

      Le temps pressait, et Sabine se reprochait amèrement ce qu'elle appelait sa pusillanimité, lorsqu'elle entendit les grilles de l'hôtel tourner sur leurs gonds.

      Une voiture entrait dans la cour de l'hôtel.

      Machinalement, la jeune fille s'approcha de la fenêtre, regarda et poussa un cri de joie.

      Elle venait de voir M. de Breulh-Faverlay descendre d'un phaéton qu'il conduisait lui-même malgré le froid.

      —Dieu m'a entendue, murmura-t-elle; le plus pénible de mon entreprise m'est épargné.

      —Quoi! mademoiselle, demanda la dévouée Modeste, vous allez parler à M. de Breulh ici?

      —Oui. Ma mère n'est pas habillée, on n'ira pas avertir mon père dans la bibliothèque sans un ordre exprès; en arrêtant M. de Breulh au passage et en le faisant entrer au salon, j'ai un quart d'heure à moi; c'est plus qu'il ne faut.

      Rassemblant alors tout son courage, triomphant de ses dernières hésitations, elle sortit.

      Certes André eût le droit de s'enorgueillir d'être préféré, lui, le pauvre peintre, l'enfant trouvé, à l'homme que le comte de Mussidan avait choisi entre tous pour sa fille unique.

      M. de Breulh-Faverlay est un des dix hommes dont Paris s'inquiète en dehors du monde officiel.

      Il semble que la fortune ait pris plaisir à vider sur sa tête le trésor de ses faveurs.

      Il n'a pas quarante ans; il est remarquablement bien de sa personne, son intelligence est supérieure, on redoute son esprit; enfin, il est un des plus riches propriétaires de France.

      Comment reste-t-il, en apparence, étranger aux affaires de son pays et de son temps, pourquoi se tient-il à l'écart? On le lui a souvent demandé.

      —J'ai bien assez à faire, répond-il, de dépenser ma fortune sans me donner trop de ridicules.

      Est-ce modestie réelle ou affectation? On ne sait.

      Ce qui est sûr, c'est qu'il est comme l'expression dernière de tout ce que la noblesse française eut autrefois de beau, de brillant, de poétique. Il en a la loyauté parfaite, la courtoisie spirituelle, l'esprit chevaleresque et la généreuse disposition à se dévouer pour des causes perdues.

      Il a eu, prétend-on, de grands succès auprès des femmes. Si les «on dit» sont vrais, il a su être assez habile pour ne jamais compromettre personne.

      Une sorte d'ombre mystérieuse et romanesque, qui plane sur ses jeunes années, ajoute encore à son prestige.

      Il n'a pas toujours été riche, il s'en faut.

      Orphelin, n'ayant qu'un insignifiant patrimoine, M. de Breulh s'embarqua, lorsqu'il n'avait guère que vingt ans, pour l'Amérique du Sud. Il y est resté douze ans, tantôt faisant la guerre de partisans, tantôt demandant aux plus singulières professions sa vie de chaque jour, préludant par deux expéditions aux tentatives avortées de Raousset-Boulbon et de Pindray.

      A son retour en France, il n'était guère plus riche qu'avant son départ, lorsque son oncle, le vieux marquis de Faverlay, mourut en lui léguant ses propriétés, à la condition de joindre, par un trait d'union, à son nom de Breulh le nom de Faverlay, menacé de s'éteindre.

      On ne lui connaît qu'une passion sérieuse, les chevaux. Mais s'il fait courir, c'est en grand seigneur et non en palefrenier.

      Voilà ce que savait le monde sur l'homme qui allait tenir entre ses mains les destinées d'André et de Mlle de Mussidan.

      Il venait d'entrer dans le vestibule, et il allait adresser la paroles aux valets de pied qui s'étaient levés à son approche, lorsque apercevant Sabine sur les dernières marches de l'escalier, il salua profondément.

      La jeune fille vint droit à


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