La troisième jeunesse de Madame Prune. Pierre Loti

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La troisième jeunesse de Madame Prune - Pierre Loti


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      27 décembre.

      Malgré la discrétion parfaite avec laquelle la chose m'a été insinuée, il a été clair aujourd'hui pour moi que madame Renoncule me verrait sans déplaisir renouveler mon titre de gendre par une union morganatique avec mademoiselle Fleur-de-Sureau, la plus jeune de ses filles. J'ai feint de ne point entendre, et ma belle-mère, avec son tact habituel, sans insister davantage, m'a conservé ses bonnes grâces. J'ai cru convenable toutefois de prétexter un empêchement de service, le soir de son grand dîner, ne me trouvant vraiment plus assez de la famille pour y prendre part.

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      31 décembre.

      L'immense et formidable escadre qui s'était réunie cet été, de tous les coins du monde, dans le golfe de Petchili, vient forcément de se disperser à l'approche des glaces. Les monstres en fer, qui ne peuvent plus rôder aux abords de Pékin, sont allés s'abriter un peu partout, dans des régions moins froides, pour attendre le printemps, où l'on s'assemblera de nouveau comme une troupe de bêtes de proie.

      Plusieurs de ces monstres ont cherché asile, comme nous, dans la grande baie de Nagasaki, tiède et fermée. Nous sommes là quantités de cuirassés et de croiseurs, immobilisés pour quelques mois, et attendant.

      Des centaines de marins, fort divers d'allure et de langage, animent donc chaque soir de leurs chansons ou de leurs cris les quartiers de la ville où l'on s'amuse, les innombrables bars à l'américaine remplaçant les maisons-de-thé d'autrefois. Les nôtres fraternisent un peu avec ceux de la Russie, mais beaucoup plus avec ceux de l'Allemagne, qui sont d'ailleurs remarquables de bonne tenue et d'élégance. C'était imprévu, cette sympathie entre matelots français et allemands, qui vont par les rues bras dessus bras dessous, toujours prêts à tomber ensemble à coups de poing sur les matelots anglais dès qu'ils les aperçoivent.

      Au milieu de tout ce monde, les petits matelots japonais, vigoureux, lestes, propres, font très bonne figure. Et les cuirassés du Japon, irréprochablement tenus, extra-modernes et terribles, paraissent de premier ordre.

      Combien de temps resterons-nous dans cette baie? Vers quelle patrie serons-nous dirigés ensuite? Et quelle sera la fin de l'aventure?... La guerre d'abord, entre la Russie et le Japon, la guerre s'affirme inévitable et prochaine; sans déclaration peut-être, elle risque d'éclater demain, par quelque bagarre impulsive aux avant-postes, tant elle est décidée dans chaque petite cervelle jaune; le moindre portefaix dans la rue en parle comme si elle était commencée, et compte effrontément sur la victoire.

      Malgré toute l'incertitude de l'avenir, en ce moment nous nous amusons de la vie; après notre séjour sur les eaux chinoises, qui fut si austère, si fatigant et si dur, cette baie nous semble un agréable jardin, où l'on nous aurait envoyés en vacances, parmi des bibelots délicats et des poupées.

      Bien que le retour soit encore si douteux et éloigné, vraiment oui, nous nous amusons de la vie, pendant que notre amiral, amené ici mourant, reprend ses forces de jour en jour, sous ce climat presque artificiel, entre ces montagnes qui arrêtent les rafales glacées. Un soleil, qui a l'air de passer à travers des vitres, surchauffe presque chaque jour les pentes délicieusement boisées entre lesquelles Nagasaki s'enferme. Sur les versants au midi, les oranges mûrissent; les énormes cycas de cent ans, qui, au seuil des vieilles pagodes, semblent des bouquets d'arbres antédiluviens, baignent dans la lumière leurs plumes vertes; contre les murs des jardins, les camélias fleurissent, avec les dernières roses, et on peut s'asseoir dehors comme au printemps, devant les petites maisons-de-thé qui sont perchées au-dessus de la ville, à différentes hauteurs, parmi les temples et les milliers de tombeaux.

      Vers la fin de la journée, quand le soleil s'en va et quand c'est l'heure de rentrer à bord, il fait juste assez froid pour que l'on trouve hospitalière et aimable la petite salle aux murs de tôle, bien chauffée par la vapeur, le «carré» où l'on dîne avec de bons camarades.

      Et aujourd'hui, dernier jour de l'an et du siècle, par un temps tiède, suave, tranquille, je suis allé chez messieurs les horticulteurs nippons qui, de père en fils, torturent longuement les arbres, dans des petits pots, parmi des petites rocailles, pour obtenir des nains vieillots qui se vendent très cher. Au soleil de la Saint-Sylvestre, se chauffaient là, tout le long des allées, des alignements de potiches où l'on voyait des chênes, des pins, des cèdres centenaires, la mine vénérable et caduque, pas plus hauts que des choux. Mais je ne voulais que des fleurs coupées, des roses d'arrière saison, des branches de camélias à pétales rouges, de quoi remplir deux pousse-pousse, qui ont traversé la ville à ma suite.

      Ce soir donc, toute cette moisson était dans ma chambre du Redoutable qui ressemblait à la cabane d'un fleuriste. Deux braves matelots en composaient des gerbes sous ma direction, et, à l'heure du thé, je les ai portées à notre amiral, qui nous semblait près de mourir il y a trois semaines, mais qui a repris sa figure des bons jours, qui est ressuscité comme par miracle, au milieu de ce calme que le Japon lui donne.

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      1er janvier 1901.

      Éveillé par une aubade bruyante, alerte et joyeuse, qui éclate avant jour dans les flancs de l'énorme cuirassé endormi: c'est le «branlebas» de l'équipage, la musique pour faire lever les matelots. Mais cette fois, à ce premier matin de l'année et du siècle, clairons et tambours, dans l'obscurité, n'en finissent plus de jouer toutes les dianes de leur répertoire; jamais les hommes du Redoutable au réveil n'ont eu ce long tapage de fête.

      Où suis-je? J'ai si souvent dans ma vie changé de place, qu'il m'arrive plus d'une fois de ne pas savoir, comme ça tout de suite, au sortir du sommeil... La lumière, que machinalement j'ai fait jaillir, la lumière électrique, me montre un étroit réduit tendu de peluche rouge, et rempli de camélias rouges; de longues branches, presque des buissons de camélias, dans des vases de bronze. Et des déesses en robes d'or, au visage très doux, sont là assises près de moi, les yeux baissés,—comme dans les temples de la Ville Interdite[1], où elles habitèrent trois fois cent ans...

      Ah! oui... Ma chambre à bord du Redoutable... Je reviens de Chine, et je suis au Japon...

      On frappe à ma porte, discrètement: l'un après l'autre, quatre ou cinq matelots, qui viennent de se lever, entrent pour me souhaiter la bonne année et le bon siècle, avec des petits compliments naïfs. C'est donc bien aujourd'hui le commencement du xxe. Je m'étais figuré le commencer l'an dernier, pendant la nuit du 1er janvier 1900, sur la lagune indienne, alors qu'une barque du Maharajah de Travancore m'emmenait au clair des étoiles, entre deux rideaux sans fin de grands palmiers noirs; mais non, je m'étais trompé, affirment les chronologistes, et ce matin seulement je verrai l'aube de ce siècle nouveau.

      Aube de janvier, lente à paraître; une heure se passe encore avant que les deux déesses, gardiennes de ma chambre, s'éclairent d'un peu de jour.

      Mais quand enfin j'ouvre ma fenêtre, le Japon qui m'apparaît alors, indécis et comme chimérique, moitié gris perle et moitié rose, est plus étrange, plus lointain, plus japonais que les peintures des éventails ou des porcelaines; un Japon d'avant le soleil levé, un Japon s'indiquant à peine, sous le voile des buées, dans le mystère des nuages. Tout auprès de moi, des eaux luisent, semblent des miroirs reflétant de la lumière rose, et puis, en s'éloignant, cette surface de la mer tranquille devient de la nacre sans contours, se perd dans l'imprécision et la pâleur. Des flocons de brume, des ouates colorées comme des touffes d'hortensia, enveloppent et dissimulent tout ce qui est rivage; plus haut seulement,


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