La troisième jeunesse de Madame Prune. Pierre Loti

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La troisième jeunesse de Madame Prune - Pierre Loti


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n'ayant pas de base, rien que des cimes, des dentelures, des pointes érigées dans le ciel vague. Ces choses transparentes, on n'est pas sûr qu'elles existent; en soufflant dessus, on risquerait sans doute de changer tout ce décor imaginaire. Il fait idéalement doux; dans l'air presque tiède on sent l'odeur de la mer et un peu le parfum de ces baguettes que les gens brûlent ici perpétuellement sur les tombes, ou sur les autels des morts. Voici maintenant une grande jonque, une d'autrefois, qui passe avec sa voilure archaïque et sa poupe de trirème; dans le site irréel, devant cette sorte de trompe-l'œil qui a des nuances de nacre et de fleur, elle glisse sans que l'on entende l'eau remuer, et la brume enveloppante l'agrandit; on croirait un navire fantôme, si elle n'était toute rose elle-même, sur ces fonds roses.

      Dix heures; les buées du matin ont fondu au soleil, qui est chaud aujourd'hui comme un soleil de mai.

      L'amiral me délègue pour aller, en épaulettes et en armes, présenter au gouverneur japonais ses vœux de bonne année, et une baleinière du Redoutable m'emmène, à l'aviron, sur l'eau devenue très bleue.

      La foule nipponne dans les rues est déjà en habits de fête.

      Il me faudra deux coureurs à ma djinricha, pour la vitesse, et surtout pour le décorum, en tant qu'officier français;—or, c'est difficile à recruter un jour de premier de l'an, car messieurs les coureurs font leurs visites et déposent leurs cartes. Quand j'ai trouvé cependant mon équipe, nous partons à toutes jambes avec des cris pour écarter le monde.

      Et un monde si drolatique ou si gracieux! Un monde à sourires et à révérences, qui s'empresse vers mille devoirs de civilité, et se complimente tout le long du chemin, avec un affairement bien inconnu aux premiers de l'an chez nous. Des mousmés vont par bande, aussi vite que permettent leurs sandales attachées entre le pouce et les doigts; elles sont habillées de clair, de nuances tendres, et des piquets de fleurs artificielles rehaussent leur chignon aux coques parfaites. Des bébés adorables, aux yeux de chat, trottinent se donnant la main, l'air important, en longue robe de cérémonie, coiffés d'une manière très apprêtée, avec des petites touffes, des petits pinceaux de cheveux s'érigeant dans diverses directions. Enfin messieurs les portefaix et messieurs les coureurs sont eux-mêmes en tenue de gala, en robe de coton bleu bien neuve et bien raide, ornée de larges inscriptions blanches sur le dos et la poitrine; ils tiennent à la main les cartes de visite qu'ils vont au pas de course distribuer à leurs brillantes relations.

      Une maison neuve, à peu près européenne, dont les abords sont encombrés par les djinrichas d'innombrables visiteurs: c'est chez le gouverneur de la ville, qui nous reçoit avec le frac brodé et le sourire officiel des préfets d'Occident.

      Après un grand déjeuner d'officiers, à la table de l'amiral, vite je quitte ma tenue de marin pour retourner à terre, me mêler à la foule japonaise.

      Nagasaki, d'un bout à l'autre de ses rues, est enguirlandée d'une manière uniforme. Tout le long des maisonnettes de bois, vieilles ou neuves, court une interminable frange verte, faite de touffes en roseau alternant avec de longues feuilles de fougère pendues par la tige. Et, devant l'entrée de chaque demeure, au cordon qui soutient cette frange, est attachée une pendeloque toujours pareille, qui se compose d'une carapace rouge de homard, de deux coquilles d'œuf et d'un peu de feuillage. Tout cela, paraît-il, est traditionnel, symbolique, inchangeable décoration du premier jour de chaque année.

      Entre ces guirlandes ininterrompues, l'agitation souriante de la foule bat son plein, sous le soleil d'hiver; gentilles mousmés, pâlottes et mièvres, vieilles duègnes aux sourcils rasés, aux dents laquées de noir, se saluent et se resaluent au passage, comme si, de se rencontrer, c'était chaque fois une joie et une surprise à n'en plus revenir; des dames, qui se trouvent nez à nez à un carrefour, stationnent une heure en face les unes des autres, cassées en deux pour les plus profondes révérences, et c'est à qui n'osera pas se redresser la première. Du côté des hommes, même de ceux qui restent vêtus à la japonaise, les chapeaux melon sévissent en ce jour avec fureur, et quelques grands élégants, fidèles encore à la robe de soie des ancêtres, ont fait cependant une concession au goût moderne en se coiffant d'un haut de forme.

      Très empressés, les visiteurs, les visiteuses, en général sont reçus dans le vestibule de la maison,—le petit vestibule tapissé de nattes blanches, où se trouve aujourd'hui un plateau rempli de sucreries cocasses, à côté de l'inévitable vase de bronze contenant la braise pour allumer les pipes en miniature des dames. Ils dégoisent avec volubilité leurs compliments, ces visiteurs si polis, leurs compliments entrecoupés de révérences, saisissent du bout des doigts, après mille cérémonies et mille grâces, un de ces petits bonbons en forme de fleur ou d'oiseau, tout à fait immangeables pour nous, puis reprennent leur course, en se retournant plusieurs fois dans la rue pour saluer encore.

      Oh!... Mon petit chat qui fait ses visites lui aussi!... Mon petit chat vêtu de couleurs presque sévères, pour la rue, et s'empressant comme les grandes personnes à remplir ses devoirs de civilité!... Non, qui n'a pas vu la petite mademoiselle Pluie-d'Avril assise avec dignité dans son pousse-pousse, et tenant en main ses cartes de visite, lilliputiennes comme elle-même; qui n'a pas rencontré ça, et n'en a pas reçu au passage un cérémonieux salut, n'imaginera jamais la grâce et le charme d'une mousmé de douze ans, diplômée pour la danse et le beau maintien...

      Tant de remuement comique, et un si clair soleil sur la bigarrure des costumes, chassaient la tristesse que chaque premier de l'an traîne à sa suite; mais elle n'était pas loin, elle rôdait dans l'air, cette tristesse à laquelle on n'échappe pas ce jour-là, et bientôt nous nous retrouvons, elle et moi, comme d'anciens amis, fatigués de s'être trop connus; c'est au milieu des quartiers caducs, aujourd'hui silencieux, qui confinent à l'immense ville des morts et où passe à peine, de temps à autre, quelque mousmé furtive, jetant l'éclat de sa robe de fête au milieu des antiques boiseries et des vénérables pierres. Nagasaki finit à la montagne abrupte, qui s'élève chargée de temples et de sépultures, qui forme tout alentour un seul et même cimetière, étagé au-dessus de la ville des vivants, un cimetière un peu dominateur, mais tellement doux et ombreux...

      Au pied même de cette nécropole, passe une rue délaissée, où demeure la vieille et maigre madame L'Ourse, ma fleuriste habituelle. C'est une rue très ancienne; d'un côté, il y a des maisonnettes d'autrefois, des échoppes centenaires où l'on vend des fleurs pour les tombes, et, de rencontre, des petits dieux domestiques, ou des autels en laque pour ancêtres; de l'autre, il y a le flanc même de la montagne, le rocher presque vertical, interrompu de distance en distance par les grands portiques sans âge, les grands escaliers qui conduisent aux pagodes, ou bien par les petits sentiers de chèvre, tapissés de capillaires et de mousses, qui vont se perdre là-haut, chez messieurs les morts et mesdames les mortes. J'y viens souvent, dans cette rue, non pas seulement à cause de madame L'Ourse, mais pour prendre ensuite quelqu'un de ces sentiers grimpants et monter dans l'immense et délicieux cimetière. Surtout par un soleil nostalgique, d'une tiédeur d'orangerie, comme celui de ce soir, je ne sais pas s'il existe au monde un lieu plus adorable; c'est un labyrinthe de petites terrasses superposées, de petites sentes, de petites marches, parmi la mousse, le lichen et les plus fines capillaires aux tiges de crin noir. En s'élevant, on domine bientôt toutes les antiques pagodes, rangées à la base de cette montagne comme pour servir d'atrium aux quartiers aériens où dorment les générations antérieures; la vue plonge alors sur leurs toits compliqués, leurs cours aux dalles tristes, leurs symboles, leurs monstres. Au delà, toute cette ville de Nagasaki, vue à vol d'oiseau, étale ses milliers de maisonnettes drôles couleur vieux bois et de poussière; au delà encore, viennent les rives de verdure, la baie profonde, la mer en nappe bleue, la tourmente géologique d'alentour, l'escarpement des cimes, tout cela lointain et comme apaisé par la distance. L'apaisement, la paix, c'est surtout ce que l'on sent pénétrer en soi, plus on séjourne dans ce lieu et plus on monte; mais pour nous elle est très étrange, la paix que cette ville des morts exhale avec la senteur de ses cèdres et la fumée de ses baguettes d'encens: paix de ces milliers d'âmes défuntes qui perçurent le monde et la vie à travers de tout petits yeux obliques et dont le rêve fut si différent du nôtre. Ils sont innombrables, les êtres dont la cendre


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